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Hugo Loup

Chambre 19

Sur les chemins noirs


J’ai repris ma routine. Enfin presque. Après ma douche, au lieu de faire ma séance quotidienne sur mon balcon je suis descendue près du lac. Puis, avant d’aller petit-déjeuner je suis remontée. J’ai troqué hakama et maillot blanc contre ma jupe bleu marine à petites fleurs blanches, droite avec un volant en bas pour faciliter la marche, légèrement plus courte devant, avec ma blouse en voile blanc et ses tous petits boutons bien alignés (mais pas tous attachés) du plexus solaire à l’encolure en rond. Pour la touche décontractée j’ai mis mes sandales argentées.
Ce matin j’avais envie d’être jolie. Enfin, apprêtée. En jetant un regard dans le miroir avant de sortir, un mot me vint à l’esprit : coquette ! Cela m’a surprise et légèrement effrayée. J’ai passé outre et je suis sortie. En fermant la porte à clé, j’ai entendu Jeanne, une des Craquantes, s’adresser à Son Seigneur, l’interpellant. Je me suis retournée et j’ai assisté à un bien surprenant spectacle.

Devant la chambre 17 se tenait le réalisateur pratiquement nu. Je comprenais mieux l’interjection de Jeanne. La pauvre était toute gênée, mais bien plus encore, interloquée. Un peu ébahie moi-même devant l’incongruité de la scène. Rapidement je m’en amusais. Non pas au dépend de Jeanne bien sûr. Plutôt à celui du Sieur Javot himself.
J’ai pris quelques secondes pour le regarder. Cela n’a jamais tué personne que je sache. Il est plutôt pas mal conservé pour son âge. Un quinquagénaire pas trop bedonnant, juste un peu relâché du côté de la tablette de chocolat. Et des petites poignées d’amour marquées au-dessus de la ceinture de l’unique tissu couvrant son bien le plus précieux.
Parlons-en de ce petit bout de tissu, justement. Je crois que c’est ce qui m’a le plus étonnée. Ce monsieur de plus de cinquante ans, sérieux (enfin j’imagine), habillé comme il faut (décemment et normalement serait plus juste) se balade dans le couloir du deuxième étage en boxer (taille basse, voire très basse) avec la tête du plus célèbre personnage de Miyazaki, l’esprit de la forêt gris, mi chat mi panda, le cultissime Totoro lui-même. “Totemo kawaï![1]”, ai-je dit, avant d’éclater de rire. Je descendis en riant jusqu’à la salle de restaurant.
Qui aurait imaginé ça de lui ? J’avoue que cela en était presque charmant. A la réflexion je ne saurais dire qui du boxer ou de lui est le plus mignon.

Je passais la matinée dans ma chambre, à plat ventre sur mon lit, plongée dans un livre passionnant que j’aie trouvé dans la bibliothèque de l’auberge. Un Tesson (auteur que j’apprécie fortement) “Sur les chemins noirs”, récit de sa traversée de l’hexagone, en empruntant uniquement les petits chemins (en noir sur les cartes IGN). C’est un voyage dans lequel il se réapproprie son corps suite aux graves séquelles de son accident. J’aime son écriture, comment il partage son expérience, à la fois physique et psychique.
Durant ma lecture, j’entends un bruit que je reconnais. Un gros jouet, le sien, vient d’arriver. Avec son maître j’imagine. Curieuse, je vais sur mon balcon. Je suis surprise de ne pas le voir. Le plus souvent il se gare tout près de l’office ou de la lingerie à côté (à l’aplomb du balcon, donc). Pas cette fois. Je ne vois donc pas son propriétaire. Déçue, un peu (plus que ça, avoue), je retourne à ma lecture. Tesson est toujours là, lui. Il m’attendait pour mon plus grand plaisir.
Vers 11h30 je fermais mon livre et décidais de descendre. Je n’avais pas entendu le Toyota partir. Je le trouvais garé tout près de mon Highlander. Celui-ci paraissait bien petit à côté. Comme moi à côté de lui ? Je me suis appuyée sur mon Defender. Je n’allais pas l’attendre ainsi ? Si ? Que m’arrive-t-il ? Je me conduis comme une collégienne. Je me trouve ridicule, mais je reste quand même là… Jusqu’à l’apparition d’Henri qui marche dans ma direction. J’ouvre la portière, la claque un peu fort et part le plus dignement possible vers l’entrée de l’auberge, dans laquelle je m’engouffre presqu’en courant.

J’ai honte de mon comportement. Je ne me reconnais pas. Je ne me suis jamais comportée ainsi. Je n’ose imaginer ce qu’il pense(rait) de mon attitude. Le rouge me chauffe les joues rien qu’à cette évocation. Pourquoi tout est toujours si compliqué ? Comment dois-je me comporter ? Je veux dire dans cette situation précise. Il ne m’est pas indifférent est charmant, lui aussi. Tout comme mon Mister Gamblin. Tout comme Javot en boxer Totoro devant la porte close de sa belle.
Bien sûr que je regarde les hommes comme une femme le ferait. Ce qui est inhabituel c’est que les hommes me regardent comme une femme. Enfin UN homme, lui. Il y a tant de gentillesse dans son regard posé sur moi (oui même quand il focalise sur mon derrière). Je retrouve en lui ce que j’ai vu dans Mister Gamblin (Alexeï !) ce côté protecteur, attentionné, presque dévoué (carrément pour A., enfin pas envers moi mais envers son patron).
Plus j’y pense et plus je m’aperçois que je n’ai jamais eu de personnes ainsi dans mon entourage. Excepté Highway mais lui c’est différent. Il faut dire que mon entourage masculin c’est le désert en dehors des engagés que j’encadre, des collègues et de la hiérarchie. Et c’est entièrement de ma faute.

Il, m’attire. Oui il, lui. Ne pas écrire, penser son prénom me permet de le tenir à distance. Idem pour Alexeï. C’est m’interdire d’éprouver des choses inconvenantes. Pauvre petite barrière psychique ! Je l’ai tant de fois expérimenté. Cela a toujours bien marché. Tellement bien que je suis toujours célibataire, toujours une novice dans le jeu de l’amour.
Aujourd’hui, ici, c’est différent. Je vais bien plus loin que des pensées, le soir dans mon lit. Bien plus loin qu’un sourire quand je croise la personne. Bien plus loin que… que tout ce que j’ai fait, pensé, imaginé, projeté, espéré jusqu’ici.
Cela fait peur et donne des frissons en même temps.
J’en connais un qui serait mort de rire si je lui racontais tout ça. Je pourrais arguer que c’est la preuve qu’il me fallait partir de l’armée pour commencer à me comporter comme une femme. Parce que c’est la seule raison, valable, à ce comportement inhabituel chez moi.

Voilà ! C’est ça ! Je me comporte juste comme une femme. Ce que je suis. “Au revoir” le “je suis féminine” ! Bonjour le “je suis une femme” !

Note

[1] trop mignon !

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