La lueur dans le regard d’un homme qui parle de sa passion a toujours eu un effet enivrant sur moi. Je pourrais rester des heures à contempler cette lumière danser sur le coin de sa pupille. Je bois littéralement ses paroles. Depuis le début de la semaine, nous marchons chaque matin autour du lac. Il me raconte l’amour fou de Camus pour Casarès et comment il compte structurer son adaptation. Il n’est pas encore bien fixé sur ce qui serait le meilleur choix : une chronologie linéaire qui suivrait l’ordre de leurs lettres ou une narration plus déconstruite et contemporaine. Je frissonne lorsqu’il me lit des passages de leur correspondance. Il module sa voix d’une tierce plus bas pour incarner Albert. Je stresse un peu de le décevoir quand il me demande de lui livrer la réponse de Maria. C’est une chose que de désenchanter un réalisateur, c’en est une autre dès qu’il s’agit de l’homme qu’on aime.
« La mer est devant toi. Regarde comme elle est lourde, dense, riche, forte ; regarde comme elle vit, effrayante de puissance et d’énergie, et pense que, par toi, je suis un peu devenue comme elle. Pense que quand je me sens sûre de ton amour, je n’envie point la mer d’être si belle : je l’aime en sœur. »
Maria. Lettre 65, 30 juin 1949.
Mardi, nous fûmes distraits de ces deux amants mythiques par Natou qui cavalait entre l’auberge et le lac. Elle ne prit pas le temps de se dévêtir sur la berge et continua sa course folle jusqu’à ce que l’eau lui arrive à la taille, elle s’élança et disparut quelques instants sous la surface.
— La pauvre, elle qui est frileuse ! La Méditerranée doit sérieusement lui manquer.
— Ou alors elle a mal compris quand la patronne lui a demandé de faire la plonge.
— Javot ! T’es vache là. Okay, j’ai ri, mais t’es vache.
— Ça va, je déconne, juste histoire de faire un mot. En attendant, elle ferait bien d’arrêter de faire la planche, c’est quoi là-haut ? C’est un aigle qui lui tourne autour ? Manquerait plus qu’il nous l’emporte !
Bordeaux, 1999, Élisa Hell a sept ans. La main du père lui caresse le haut des cuisses et la minouchette, comme il l’appelle. Elle ne comprend pas et donc ne sait pas comment réagir. Alors elle se tait. Elle attend. Elle sait qu’il arrêtera bientôt.
Bordeaux, 2000, Élisa Hell a huit ans. Elle se demande pourquoi Maman n’est jamais là quand le père lui explique comment être une gentille fille. Elle voudrait que sa Maman soit là. Pourquoi elle ne doit rien lui dire d’ailleurs ? Elle n’aime pas le goût de la langue du père.
Bordeaux, 2001, Élisa Hell a neuf ans. Elle découvre que si les femmes ont une minouchette, les hommes ont un norbert.
Bordeaux, 2002, Élisa Hell a dix ans. Elle se cache sous les draps à chaque fois qu’elle entend les pas du père dans le couloir la nuit. Il la trouve toujours.
Bordeaux, 2003, Élisa Hell a…
« Papouuuuuuuuuuuu ! »
— Hey June ! June ! Élisa ?
— … Hein ? Oui ?
— T’étais ailleurs ? Tout va bien ? T’es toute pâle là. Tu veux qu’on rentre ?
— Non. Ça va aller. Serre-moi !
— D’accord, mais dans mes bras ou un verre ?
— Chuuut ! Embrasse-moi, idiot.
Il n’y a pas que la lueur dans l’oeil du passionné. Le rire est aussi un excellent aphrodisiaque. Avec Javot, je n’en manque jamais. Ce con a réussi à se faire coincer à moitié nu à l’extérieur de la chambre. La tirade qu’il a jouée aux deux voisines qui l’ont surpris est digne d’une comédie au sommet du box-office. Notre fou rire a dû résonner jusqu’au lac. Après ça, j’ai tout de même fait mine de m’offusquer de sa vanne à deux balles sur une Master Class dont j’aurais besoin. J’allais lui montrer de quoi j’étais capable. Me voilà en lingerie noire en train de lui rejouer la grande scène de Rita Hayworth dans Gilda, chant et chorégraphie, s’il vous plaît. Il n’a pas eu à dire ce qu’il en pensait. La bosse sous son boxer Totoro s’était chargée de rendre pour lui le verdict du jury. Il botta en touche. « Hmm tu n’étais pas très crédible dans ta scène de jalousie avec Ann-Katherin ! ». Je ne l’ai pas volée, celle-là. La Comtesse m’avait tellement impressionnée ce jour-là que j’ai perdu pied, comme à chaque fois que je me sens en position d’insécurité. Je ne suis pas une actrice pour rien. Il y a des moments dans la vie où j’ai besoin d’un metteur en scène et de me cacher derrière un scénario. Sans quoi, le pire est à redouter. Ne pas répondre. Le faire taire. Et ça, je savais exactement comment m’y prendre.
« ♪ Put the blame on Mame, boys. Put the blame on Mame ♪ »
Éric chantait encore sous la douche quand on frappa à la porte en fin d’après-midi. La mine contrariée de Jeanne Lalochère, flanquée d’Henri, ne me laissa aucun doute sur le motif de cette visite. On allait certainement se faire taper sur les doigts. En effet la voisine de Javot avait mentionné l’incident à Jeanne. « Juste une allusion, rassurez-vous, rien de grave. », insista-t-elle. Était-ce la vérité ou disait-elle cela par pure diplomatie, pour ne pas envenimer l’affaire ?
— Afin que ce genre de péripétie ne se reproduise plus, j’ai une proposition à vous soumettre. Il existe une porte de courtoisie entre vos deux chambres, là derrière vos armoires. Si cela vous convient, nous pourrions réagencer le mobilier. Vous n’auriez plus à passer par le couloir. Je vous laisse réfléchir à cela ?
— Pas la peine, c’est tout réfléchi. Retroussez vos manches, Henri, je vous donne un coup de main.
Éric venait de sortir de la salle de bain. Il avait eu la présence d’esprit d’enfiler un peignoir cette fois. « Dieu merci », aurait ajouté la dame de la 15. Les hommes se mirent à l’oeuvre. Je proposai un café à Jeanne, café que nous prîmes sur le balcon. Quelque chose semblait la tracasser, et je n’étais pas certaine que ce soit cette histoire d’exhibitionnisme. Je ne réussis pas à trouver de moyen convenable de la faire parler sans être indiscrète. Moins d’une heure plus tard, les deux chambres avaient été relookées.
— Voilà, je vous laisse la clé sur la serrure !, dit-elle.
— Soyez rassurée, je ne manquerai pas de présenter nos excuses à Mme Monfreau à la première occasion.
— Faudra surtout qu’on la remercie. C’est palace, maintenant ici !
— Rhooo, Éric ! Merci à vous aussi Henri, vous aviez certainement mieux à faire.
— Casse pas la tête. Mais c’est bien parce que c’est vous ! Je n’aurais pas fait ça pour tout le monde.
Là, j’ai bien vu que la patronne s’était retenue de lui mettre un coup de coude dans les côtes. J’imaginais très bien qu’elle lui fasse la leçon plus tard comme quoi ce n’était pas une chose à dire, que chez elle tous les clients étaient traités avec la même considération. Je pourrais aussi jurer qu’il lui aurait répondu un truc du genre « Casse pas la tête, Petite Patronne, je sais bien. Mais ça ne coûte rien de leur laisser croire qu’ils ont eu le droit à un traitement de faveur. Tu vas pas m’apprendre à emberlificoter le client ». Aussi, je fus surprise de l’entendre ajouter :
— Tant que j’y pense, on pourrait même se débarrasser d’un lit et vous mettre à la place deux fauteuils et une table. Ça soulagerait le travail de la femme de chambre. Mais il est tard, on verra ça demain. Vous préférez dormir dans la 16 ou la 17 ?
— Peut-être la 17 serait mieux pour tout le monde ?, s’empressa d’ajouter Jeanne.
— Vous êtes adorables, mais ne vous donnez pas cette peine, nous avons suffisamment abusé de votre gentillesse comme ça. Et puis, une femme a parfois besoin de dormir toute seule.
— Un homme aussi ! Vous l’entendriez ronfler parfois.
Meh ! Javot sera toujours Javot. C’est en riant que Jeanne et Henri nous quittèrent.
Nous avions maintenant la seule suite nuptiale de l’auberge ! Wheeeee !
1 Commentaire de Éric Javot -
Il manque plus que le bar, et c’est un palace :-)
2 Commentaire de Kozlika -
J’ai pensé à l’Aigle Noir moi aussi en lisant Natou. Bravo pour ce texte plein de contraste et chapeau d’avoir osé.
3 Commentaire de Avril -
Éric Javot : Tu as ta bouteille de Whisky et June est revenu à l’auberge avec sa bouteille de Campari. C’est presque Palace ;)
Kozlika : Pour la petite histoire, la marionnettiste de June allait chercher la semaine prochaine dans le forum un client calé en ornithologie susceptible d’observer un aigle aux jumelles. En lisant le billet de Natou, j’ai pensé que ce n’était plus la peine, qu’il fallait juste que je précipite un peu les choses… Hasard et coïncidences !
(Et merci, ce n’était pas évident évident…)
4 Commentaire de Natou auteur -
Bravo pour le texte et le rebond sur l’aigle, bien sur … ;-)
5 Commentaire de Sacrip'Anne -
Jolis contrastes, contente que June soit une femme qui semble heureuse. 😘
6 Commentaire de Pep -
Amusant, touchant et dérangeant : quelle belle réussite. :-)
Hâte de lire la seconde partie que laisse envisager le titre…
7 Commentaire de Diane -
Comme Barbara, aura-t-elle réussi à pardonner (Il pleut sur Nantes)?
Très beau texte.
Enjoy the suite non nuptiale!
8 Commentaire de Kozlika -
Je ne sais pas pour June mais je ne suis pas sûre que “pardon” soit le bon mot pour Barbara. Je parlerais plutôt de “digestion” : elle se disait incapable de démêler ce qui l’animait en se précipitant à Nantes (chagrin, haine, panique, désespoir, rancune…).
9 Commentaire de Avril -
Natou : Et merci à toi pour la perche inconsciente ! ;)
Sacrip’Anne : Oui, c’est aussi pour ça que je me suis laissée aller après nœuds dans ma tête à cet arc narratif. On sait déjà qu’elle s’en est sortie. À la lourdeur du récit ne s’ajoute pas celle de l’inconnu.
Pep : ‘erci. Ouaip, il y a bien un II dans les tuyaux.
Diane & Kozlika : Je ne me permettrais pas de me prononcer sur le cas Barbara. Sachant que dans toutes circonstances extrêmes comme celle-ci, la parole est souvent déformée. Ce n’est pas tout d’avoir conscience de ce que l’on ressent après un drame. La verbalisation diffère parfois du ressenti. À cela, on peut ajouter une déformation supplémentaire, volontaire celle-ci, quand il s’agit d’exprimer son ressenti à une tierce personne (à fortiori un micro public). J’aurais plutôt tendance à pencher vers une possible “digestion”, je n’arrive pas à concevoir qu’il puisse y avoir un pardon. Cet avis est personnel. Certain.e.s devront pardonner pour être capable d’avancer, de tourner la page. Chaque victime a sa propre réaction, sa manière de “vivre avec”, qu’on ne peut juger ni en bien, ni en mal.
10 Commentaire de Malia -
Abus : à la lecture de ce passage, je me dis qu’il doit être très difficile de raconter pareil traumatisme quand on ne l’a pas connu.
Pour le reste, quel charme, et à l’auberge, ce qui est bien, c’est que les amours qui naissent semblent éternelles.