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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Au mur

Tout s’est brouillé, j’ai senti mon corps se raidir et le sang quitter mon visage. Une tonne de plomb fondu tombait sur mes épaules. J’aurais voulu fuir, disparaitre, m’enfoncer dans le sol de mes prétentions ridicules.

Tu t’es prise pour qui. Tu n’as pas la stature. Tu as cédé à un caprice. Tu vas au mur et les gens qui t’entourent avec.

La petite voix dans ma tête que j’avais réussi à faire taire à force de faire semblant de ne pas l’entendre était devenue une clameur au rire grinçant. Je le savais. Je le savais depuis le début, j’allais me planter. Quelle chance une petite gouvernante sortie d’Hérouville, Calvados, petite fille de mécano gersois, fille d’un ouvrier à la Saviem et d’une employée de mairie, aurait-elle de savoir mener une entreprise, de savoir mener quoi que ce soit d’ailleurs, à commencer par sa vie toute petite, sa petite vie médiocre ?

Trois cent quatre-vingt mille euros, le prix de la maison des parents, le prix d’une vie à faire gaffe à tout, tout le temps, plus un soupçon de chance de la montée de la valeur immobilière avec l’essor de la ville. Trois cent quatre-vingt mille euros à partager en deux et ton frère, ce fou, qui te confie sa part, qui te pousse à acheter cette auberge, vas-y-fonce-Crevette, presque plus heureux de t’aider à réaliser ton rêve d’enfant que toi-même de devenir aubergiste.

« C’est le destin, Crevette, le prix de l’auberge qui correspond à mille euros près à notre argent disponible, c’est un signe que tu dois le faire, on peut rien contre le destin ni les camions qui paissent dans les prés. Go, go, Big Cheffe ! »

La petite voix n’était plus qu’un murmure, couverte par l’envie d’y croire et les encouragements de Gabriel. Étude des livres de compte des précédents propriétaires, devis des entrepreneurs, calcul des crédits, échéancier, projections des entrées et sorties, salaires… Ça devrait le faire. Les trois premières années seront les plus difficiles mais ensuite je devrais pouvoir rembourser Gabriel en cinq ou sept ans. Cinq ans, ça va, je n’abuserai pas trop.

Tapie, la petite voix attendait son heure, qui viendrait forcément, pour qui te prends-tu. Sur le bureau de l’ordinateur, des dizaines de fichiers de tableurs, pour tout, du nombre de fourchettes aux frais de laverie en passant par les simulations avec ou sans bar, avec ou sans location de bateaux, l’amortissement du crédit, le prix des cahiers offerts dans les chambres comparé avec celui de boîtes de bonbons, la ventilation sur l’année selon le taux de remplissage…

Et puis projection_2020-2025.xls, des lignes, des lignes, des lignes et des colonnes et tout en bas : Avant impôts : 666 et ce commentaire dans la cellule voisine : « Équilibre 25 ans si pas de réno et équipe d’esclaves ».

Et tout s’est brouillé, mon corps s’est raidi et le sang a quitté mon visage. Gaston est arrivé à ce moment-là, j’ai dit quoi je ne sais pas, je me suis effondrée en pleurs, minable jusqu’au bout pas capable de maîtriser mes nerfs.

Je le savais. Droit au mur.

Des bras chauds de grande baraque m’ont entourée, même format que mon Gabriel, même chaleur tendre. Une fraternité qui m’a ramenée sur une terre plus ferme. Il y avait Gabriel, Adèle et moi, maintenant il y a aussi Lucien et sa prochaine retraite, Henri qui vit d’une saison sur l’autre, Mme Danchin qui complète sa petite pension, Vernon qui semble tant à son aise ici, Natacha qui prend son indépendance. Ces gens-là comptent sur moi, ce n’est pas le moment de flancher. Je n’ai ni ce droit ni ce luxe.

Gaston a fait une copie de tous les fichiers et va les étudier. « J’ai l’habitude de brasser ce genre de chiffres. Enfin… J’en avais l’habitude dans une vie lointaine. » Je n’ai pas su refuser, bien que consciente que c’est précisément ces habitudes dont il a voulu se débarrasser en venant ici. Il a l’air de penser que les calculs de Denis ne sont sûrement pas fiables compte tenu de l’état dans lequel il était avant même son accident. C’est au moins vrai pour l’évaluation de l’achat du bâtiment à un million et demi, totalement fantaisiste.

J’ai passé plus de temps que nécessaire à donner mes consignes à Vernon pour accueillir Natacha le mieux possible, l’ai complimenté avec effusion sur son efficacité, son calme et le soulagement que sa venue a apporté. Le soir, une fois Adèle endormie, j’ai posé le portable sur sa table de chevet et je suis descendue tenir compagnie à Lucien sous un quelconque prétexte. Henri était là aussi. On a parlé de tout et de rien, aucune importance, j’avais seulement besoin de sentir leur présence et entendre leurs voix.

Leurs voix bienveillantes contre la petite voix malfaisante.

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