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Côme de la Caterie

Chambre 9

Comme un élastique qui te claque entre les doigts

Je reste facilement seul, genre ours en hibernation.
Par habitude, par nécessité… et finalement par conviction.
Après tout, “ce qui rend les hommes sociables est leur incapacité à supporter la solitude et donc, eux-mêmes.” [1]
Même si je m’insupporte souvent, au moins je suis habitué et je n’ai de comptes à rendre personne. Ça n’a pas de prix. Alors au final autant se confronter à la solitude et apprendre à vivre avec. A l’instar de G. Moustaki, non, je ne suis jamais seul avec ma solitude…[2]

Quand je suis descendu cet après-midi, il faisait beau. Suffisamment pour que je me force à bouger.
Je dis bien “que je me force à bouger” pour éviter que l’on me retrouve, dans quelques décennies, momifié derrière un rideau.
J’avais l’intention de m’installer dans le patio, tranquille, et je prévoyais de feuilleter mon livre de citations favori… Cette manie de truffer mes prises de paroles, officielles ou plus intimes, des mots de autres… Tiens d’ailleurs Schopenhauer (encore lui) l’a dit : “Par des citations on affiche son érudition, on sacrifie son originalité.
Alors que pour Voltaire, “L’art de la citation est l’art de ceux qui ne savent pas réfléchir par eux-même.
Je pourrais passer des heures à faire dialoguer des auteurs au mépris de toute crédibilité historique et chronologique. Tout ça pour ne pas prendre partie. Pour ne pas me dévoiler…
Ça avait bluffé Marie pendant un temps. Signe (avec le recul) qu’elle ne m’aimait pas pour moi mais pour ce que je “projetais” en société. Elle était fascinée par un mec qui n’était rien de plus qu’un ersatz de Lucchini de province…

Sous le patio était installée la cliente de la chambre 12. Isabelle si j’ai bonne mémoire (et je sais que j’ai bonne mémoire…)
Difficile de ne pas dire bonjour, difficile de ne pas sourire poliment.
Et finalement difficile de ne pas engager la conversation.

Bla-bla-bla vous êtes là pour quelques jours, bla-bla-bla vous faites quoi bla-bla-bla je prépare le concours de technicienne de police technique et scientifique.
Mazette !
Forcément, j’ai accroché car ça m’a ramené quelques années en arrière, lorsque j’avais assuré des vacations de philo dans un lycée privé. Avec entre autres des élèves préparant le bac ST2S. Devant son sourire amusé (mais aussi ses yeux levés au ciel) j’ai vite compris qu’elle n’avait pas envie de m’entendre jouer le prof sur le retour et que je ne lui serais pas d’un grand secours. Dans son projet, ce sont la physique et la biologie qui importent. Les formules utilisées sont mathématiques et non pas rhétoriques.
Bon silence vaut mieux que mauvaise dispute.” [3]
Je me suis donc tu.

Isabelle a enchainé : Ah ! Vous connaissez la slackline ? J’ai commencé à en faire cette année, ça fait peur à mes parents parce que, vous voyez c’est comme du funambulisme sur une sangle. On peut faire plein de choses, simplement marcher sur la sangle mais aussi sauter, rebondir… Ça donne des sensations extras ! Je n’en suis pas encore là, mais je m’entraine. Ça vous dirait de voir ? Il me faut quelqu’un pour m’assurer !

Vous assurer ? Là, sur mon front, y’a pas marqué MMA-zéro-blabla-zéro-tracas !

Vous êtes bête ! (oups pardon je ne voulais pas…) m’assurer c’est être à côté de moi pour m’aider à ne pas tomber !

Mais… c’est une grosse responsab…

Mais non, je vais ancrer la sangle à peu près à cette hauteur (sa main était au dessus de sa tête). Et puis j’ai un baudrier et une leash. L’ancrage sera à 2 mètres mais avec l’élasticité de la sangle, quand je serai au milieu, je serai à 50 centimètres du sol. Y’a aucun risque. En ce moment, à mon niveau, ce n’est pas la hauteur qui compte mais le ressenti sur la sangle et la recherche de l’équilibre !

“Le mouvement est facile à affoler. L’équilibre est facile à détruire.” [4] Devant ses yeux ronds, j’ai souri. Ok. j’arrête avec les citations !

Tout en discutant, elle avait installé son matériel entre deux arbres à l’arrière de l’auberge. Elle est monté sur la sangle, sa main dans la mienne, ma main sans doute plus crispée que la sienne…
Après quelques allers-retours et quelques rebonds, elle me lança, rieuse :

Hey… vous voulez pas essayer ?

Hors de question !

Mais si, vous allez aimer !

NON !

Ben vous avez peur de quoi ?

Mademoiselle, je n’ai pas l’habitude qu’on me force la main. j’ai dit non, c’est non !

Vous avez honte ?

Ça suffit ! Ce n’est pas une péronnelle qui va m’obliger à quoi que ce soit. J’ai dit non, c’est non, basta ! Respectez ma décision.

De quoi vous m’avez insultée ?

Pas une insulte, mademoiselle. Un constat ! Prenez un dictionnaire (à condition que vous avez la moindre idée de ce que c’est !) et vous apprendrez qu’une péronnelle est une jeune femme sotte et bavarde. Vous voyez, même au XVIIème siècle on parlait de vous !

Je suis parti ulcéré, elle est restée silencieuse.
Oui, j’avais peur, oui j’avais honte. Je ne maitrise pas mon corps. Je me sens, non, JE SUIS ridicule dès qu’il faut faire autre chose que marcher. Personne ne me verra jamais tenter un pas de danse ou une figure gymnique.
Je me serais voulu danseur ou gymnaste, je ne suis qu’une réincarnation malhabile de Bouddha.
Et cette idiote m’avait poignardé avec son aisance, sa légèreté et son insistance maladroite.

Je n’ai plus qu’une crainte, c’est que quelqu’un nouas ait vu, c’est que quelqu’un m’ait entendu…

Notes

[1] Schopenhauer

[2] G. Moustaki - Ma solitude 1969

[3] Proverbe russe

[4] J.M.G. Le Clézio / L’Extase matérielle

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