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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

666 mon cul

Je n’avais pas eu la berlue, au moment de la livraison de ce matin : c’était bien le Defender, que j’avais aperçu sur le parking. Déjà de retour, alors ? J’étais repassé à la ferme, après ma première livraison, pour notre cérémonial estival du petit-déjeuner avec les siamoises. Charlie passe son temps à ronchonner pour cause de mise à l’écart sur blessure. C’est fou ce qu’elle me rappelle Henri dans ces moments-là. Ils ont vraiment passé trop de temps ensemble, ces deux-là. Ce n’est pas possible autrement. En plus, dès qu’elle peut me rouspéter après, elle ne s’en prive surtout pas. Je parie que c’est pour me faire payer le fait de l’avoir privée de Bernadette jusqu’à ce qu’elle soit dûment autorisée à quitter son attelle. Vouloir faire de la moto avec la main droite en vrac… Non mais quelle sale gosse, tout de même ! Et comme Léo passe la plupart de son temps à décortiquer les plans, le cadastre, les normes et contraintes sur le parc régional, et autres joyeusetés du même acabit, autant dire que la frangine tourne un peu comme un lion en cage et que ça se ressent bien sur l’humeur. Il n’y a vraiment qu’avec les séances croquis qu’elles se retrouvent scotchées l’une à l’autre. Ça et les repas. On en revient donc au cérémonial du petit-déjeuner, qui prend encore un peu plus d’importance sur cette période. Bref. Je suis donc retourné ensuite à l’auberge, avec deux cartons à plier et un dérouleur de chatterton. Mission spéciale : aider Jeanne à regrouper et emballer les affaires de notre Indiana Denis accidenté et, plus que tout, disjoncté. En retrouvant ce parking désormais familier, j’allais garer le Toyota un peu plus loin que d’habitude. Comprendre juste à côté du Defender. Sursaut d’orgueil d’un quadra embourgeoisé, tiens !

Rep à ça, Sergent !


Jeanne était sur l’ordinateur de la réception. Moitié concentrée, moitié dans les nuages, et je lui trouvais une mine un peu meilleure et plus détendue.

— Présent, Boss !
— Ah ! Ce n’est pas trop tôt…
— Méh ?
— Je te balade, idiot. Deux ou trois trucs à finir et on passe en haut.
— Hugo est déjà revenue ?
— Pardon ? Hugo ? Peut-être veux-tu parler de Mademoiselle Loup, non ?
— Hum. Oui. Pardon. Je la refais alors. Mademoiselle Loup est déjà revenue ?
— Oui, hier. Lorsque je l’ai avertie qu’une chambre était tout de suite disponible et jusqu’à la fin du séjour qu’elle souhaitait, elle n’a pas hésité à sauter sur l’occasion.
— Cool.
— Oui. Cool, comme tu dis. Hugo, hein ? Sérieusement, Gaston ?
— Non, non, non. Je ne sais pas ce que tu es en train de t’imaginer mais je suis presque certain que tu n’y es pas du tout, du tout.
— Nous n’avons donc aucun souci à nous faire, alors ?
— Comment ça du souci à nous faire ? Et d’abord… Comment ça nous ?
— Tu as raison, va. Continue comme ça. Prends-moi pour une cruche, mon bon Gaston…
— …
— Zou ! C’est bon pour moi ici. À la suite, maintenant. Tu me suis ?
— C’est parti.


La répartition des tâches a été mise au point alors que nous montions les escaliers. Les affaires personnelles de Denis, dans sa chambre, étaient de mon ressort (Écoute… Comme nous sommes restés strictement dans une relation professionnelle, si tu pouvais m’épargner des surprises genre linge en boule, caleçons merdeux ou revues porno, je te revaudrais ça…), quant à la partie dossiers, paperasse et autres documents informatiques, elle incombait à Jeanne (En plus, j’ai également quelques factures à saisir en compta, alors…).

Si Denis était arrivé assez léger, il avait tout de même accumulé pas mal d’affaires pendant ses quelques semaines de présence ici. Mais la tâche qui me revenait n’était pas ardue pour autant : tout était parfaitement propre, bien plié, bien segmenté, etc. Ça donnait une sensation au-delà de la simple maniaquerie. Peut-être qu’il était bien plus control freak qu’il ne le paraissait. Et pas la moindre revue porno non plus. Soit dit en passant. Tant pis. Je remarquai son carnet, sur le petit secrétaire, bien rangé également, de sa chambre. Au cordeau, comme tout le reste. J’en venais d’ailleurs à me demander s’il y avait seulement dormi, dans cette chambre. Idem dans la salle de bains. Je ramassai ses affaires de toilettes que je rangeai dans leur trousse estampillée Lancel. Je mis ce que je pouvais dans son unique sac de voyage, et le reste précautionneusement en cartons. Après avoir fait un dernier tour d’inventaire pour m’assurer de ne rien avoir loupé, je posai sac et cartons dans le couloir et fermai la porte derrière moi. Ça me faisait une sensation bizarre, tout de même. Je ne me l’expliquais pas trop au début. Et puis, ça m’est apparu évident : le même sentiment que celui éprouvé lorsque l’on s’occupe des affaires d’un défunt. Heureusement pour Denis, au pire, il n’avait perdu que la tête. Je passai ensuite en mode mule pour rejoindre Jeanne dans le bureau de la direction. Ce détail m’a amusé sur le moment.

Elle était assise, droite, comme figée, devant le moniteur grand format du PC boulot. Une feuille Excel, débordant de chiffres, était affichée en plein écran.


— C’est bon pour moi, Jeanne.
— …
— Jeanne ?
— …

Je pris le second fauteuil de bureau de la pièce et le fis rouler jusqu’à pouvoir m’asseoir à ses côtés. Elle était blême. Les traits tendus, tirés. Elle semblait avoir pris vingt ans depuis que je l’avais laissée il y avait quelques dizaines de minutes de ça. Sa mâchoire était serrée, ses yeux au bord des larmes, sa main droite fortement cramponnée à la souris, la gauche tremblant devant sa bouche.

— Jeanne ?
— Gaston… C’est pas possible, hein ? Dis-moi que ce n’est pas possible ? Je suis en train de nous envoyer dans le mur…
— Jeanne ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Cette auberge. Ma belle auberge. Ma fatigante auberge. Elle ne rapporte rien. C’est un fiasco…
— Arrête, bon sang ! À aucun moment je n’ai eu l’impression que tu avais un problème de trésorerie, ça se serait tout de suite su par ici, au moment des livraisons, tu sais.
— Oui, oui, je sais, Gaston. Mais…
— …
— Mais, regarde ce magnifique tableau concocté par Denis. Regarde-le bien. Il me dit que j’ai condamné mon Gabriel au remboursement à perpétuité. Et peut-être même Adèle dans la foulée…
— Arrête donc le mélo ! Tu t’emballes un peu trop là. Tu t’en rajoutes inutilement. Respire un coup…

Elle lâcha la souris, comme pour me la laisser, mais c’était pour se couvrir le visage et éclater en sanglots. Ce coup-là, je n’ai rien réfléchi, rien calculé et je l’ai serrée dans mes bras, le temps du plus gros de l’orage. Ce fut de courte durée. J’ai vu son regard changer derrière le voile humide de ses yeux. Elle était épuisée, mais pas abattue. Putain de Denis, merde ! Voilà qu’il trouvait le moyen, sans même être là, de nous pourrir le travail de ces récentes semaines, en nous ramenant Jeanne presque au bord du trou. Je jetai un œil rapide à cette feuille de calcul. Ça ne me paraissait pas catastrophique, même si ça n’était peut-être pas bien épais, certes. Mais c’était en positif. Et puis, voyant le nombre mis en gras, je l’ai trouvé trop bizarre pour être juste. 666. Ça ressemblait plus à une mauvaise blague, ou à l’accident d’un esprit dérangé sur le point de griller les plombs. L’instinct, mon cher instinct, se réveillait pour me hurler que quelque chose là-dedans ne collait pas.

— Jeanne ?
— Oui ?
— Ça te dérange si je fais une copie de tous les fichiers de Denis concernant l’auberge et que j’étudie ça tranquillement de mon côté ?
— …

Son regard était devenu interrogateur.

— J’ai l’habitude de brasser ce genre de chiffres. Enfin… J’en avais l’habitude dans une vie lointaine.
— Je ne veux pas t’embêter avec ça, Gaston. Ce n’est pas ton boulot, on le sait bien tous les deux, non ? Je ne te paye pas pour ça, et même pas lourd pour le reste.
— D’une, nous l’avons convenu de la sorte ensemble. De deux, et si je dégaine la carte « petit service entre amis » ? Après, si ça te gêne que je mette mon nez dans ces affaires-là, je comprendrai très bien, hein. Aucun souci. Mais si ça peut t’aider à gagner du temps ou à te fournir un autre avis, ça me ferait plaisir.
— … Alors, d’accord. Mais que je n’apprenne surtout pas que tu y passes des nuits !
— De toute façon, tu n’en sauras rien.
— Tu veux parier là-dessus ?

Je partis à la recherche d’une clé USB dans le merdier sans nom de la poche intérieure de ma besace. Trouvée. J’eus une légère hésitation au moment de la sortir. Tant pis. Je dégainai alors une clé au rendu titane avec le logo « gig » gravé au laser et un lecteur d’empreinte intégré. Que j’enfichai et déverrouillai afin d’y copier le dossier de Denis contenant ses notes et calculs sur l’auberge. Clé que j’éjectai dans la foulée tout en me voulant rassurant.

— Et aucun souci de confidentialité, Jeanne. Promis. Même si je venais à égarer cette clé, tout son contenu est chiffré.

Il était temps de reprendre le cours normal d’une journée à l’auberge. Cet épisode avait suffisamment duré et avait bien plus pesant qu’il n’aurait dû.

— Je t’aide à porter quelque chose, peut-être ?
— Ah oui, avec plaisir. Si tu peux me prendre un carton sur les deux, ça m’évitera sans doute de me vautrer dans les escaliers.
— Tu sais qu’on a un ascenseur aussi ?
— Ah ben c’est un fait, dis donc ! Quel idiot je fais, tiens…
— Je ne me permettrai pas, mon petit Gaston. Je ne me le permettrai pas.
— …
— Ah ! Et j’ai officialisé l’embauche de notre nouvelle serveuse, la petite Natacha.
— Pour le peu que j’en sais, j’ai l’impression qu’elle ne risque pas de plomber l’ambiance.
— Tu m’étonnes !
— Dis ?
— Oui ?
— Tu as pensé à insérer une clause « baby-sitting d’Adèle » dans son contrat, en loucedé ?
— Ah merde…

Nous avons glissé les affaires empaquetées de Denis sous le comptoir de la réception. Je l’ai laissée filer en salle pour le service du déjeuner, en me permettant — discrétos — de l’embrasser fort et de lui claquer une grosse bise avant de partir.


En arrivant vers le Toyota, je trouvai le gars Henri les fesses tranquillement posées sur le marchepied côté passager.

— Yo, gars. Tu fais une pause ou tu m’attendais ?
— Un peu les deux. J’étais surpris de voir ton tank encore dans les parages à cette heure.
— Séance déménagement de la piaule de Denis avec Jeanne.
— Ça va, la p’tite patronne ? On dirait que oui.
— Elle vient de se prendre un petit coup de barre, là. Mais ça devrait aller. Et on va tout faire en sorte pour que ça aille, on est bien d’accord ?
— On est bien d’accord, ouais. C’est quand même con, ce qui arrive…
— Quoi donc ?
— Ben le Denis… Je ne pensais vraiment pas qu’il repartirait plus froissé qu’il n’était arrivé.

Forcément, on a gloussé comme deux imbéciles pendant quelques instants.

— Bon. C’est l’heure du gastro. Tu viens manger avec les filles et moi ?
— Y aura à boire et à manger ?
— Tu comptes me la faire encore pour les 30 prochaines années, celle-là ?
— Comment ça les 30 prochaines années ? Tu n’envisages même pas que je puisse avoir une longue espérance de vie ?
— Ça ne m’étonnerait pas, tu sais. Comme dit le proverbe, ce sont toujours les meilleurs…
— Sale type.

On monta dans le Toyota. Et Henri, d’humeur joueuse, enchaîna sur un autre sujet.

— Dis donc. Je trouve que tu la colles d’un peu près celle-là, me désignant le Land Rover.
— Tu rigoles ? Tu as eu l’impression que je me suis contorsionné pour ouvrir la porte, peut-être ?
— Je parle pas de la voiture mais de sa propriétaire et tu le sais bien…
— Hein ?
— Tu crois que je ne t’ai pas vu, p’têt, l’autre matin ? Que tu faisais le paon et la zyeutais en mode vicelard.
— Non mais tu ne vas pas t’y mettre non plus, si ?
— Ah, tiens ? Qui d’autre déjà ?
— Jeanne… En quelque sorte…
— CQFD.
— CQFD que dalle, mon pote !
— Bah… D’un autre côté…
— « Bah d’un autre côté » quoi encore ?
— Ça me permettrait d’avoir une réponse à une question qui commence à me tracasser.
— Genre ?
— Genre « est-ce que seules les rouquines te font perdre les pédales ou non »
— Pov’ naze…
— Allez, va ! Démarre. Sinon ça sera bientôt l’heure de la sieste.
— …

Au moment de mettre le contact, il mit la main sur la mienne avant que je ne puisse tourner la clé.

— Et puis, tu te souviens bien ? Tu vas démarrer doucement.
— …

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