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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Le camion a dit oui

Adèle était ravie hier quand je lui ai proposé de m’accompagner chez les Gumowki dernière génération. Le temps que je passe le relais à Vernon pour tenir la réception elle était déjà dans le combi, ceinture bouclée.

« On fait le détour par le camion de pompiers, maman ?

— Évidemment, quelle question. »

C’est une tradition ancestrale de presque un an. Alors que Gabriel, Adèle et moi explorions les environs de l’établissement mis en vente nous avions découvert ce vieux camion. Le coup de foudre fut immédiat pour nous trois. Je devrais peut-être dire “nous quatre” tant il me semble que le camion nous parle et nous souhaite la bienvenue à chaque visite. Un objet peut-il être bienveillant ? Si je n’étais pas convaincue d’être quelqu’un de très rationnel j’irais presque jusqu’à dire que c’est lui qui a été l’élément déterminant dans notre décision. Depuis, dès que nous passons à proximité nous faisons le détour, comme on rend visite à un vieil ami, et très souvent nous en envoyons une photo à Gabriel.


« Lééééééééo ! Charliiiiiie ! »

La tornade Adèle se jette sur les filles, qui l’accueillent avec le même enthousiasme.

« Contente que tu te sois souvenue du chemin, sourit Léo dans ma direction. Café ?

— Café, oui, merci. Je débarque sans prévenir, désolée. Je ne dérange pas ?

— Si, mais on fera semblant que non, t’inquiète, on est bien élevées.

— Léo je ne sais pas, mais toi tu viens de démontrer que ça reste à prouver. »

Tiens, Henri est là lui aussi. Parfait, je comptais lui demander son avis également. Nous nous installons autour de la grande table de la cuisine. Je remarque alors l’attelle à la main droite de Charlie.

« Oh mais que s’est-il passé, Charlie ? J’espère que ce n’est pas un accident en cuisine. Tu me le dirais n’est-ce pas ? C’est grave ?

— Ça fait un mal de chien mais ça n’est pas grave. Et non, rien à voir avec l’auberge, je te rassure.

— Tu as trop tardé pour te faire poser l’attelle aussi, grogne Léo. On ne reste pas une semaine avec une douleur pareille sans consulter et apprendre au bout du compte qu’on est passé du petit bobo qui va passer tout seul à la fracture du boxeur !

— Bah oui c’est d’autant plus idiot qu’on aurait pu t’emmener en allant à Saint-Claude mercredi dern… »

Hop hop hop, halte là… Environ une semaine, la fracture du boxeur, la jolie coloration du nez de Gaston, l’éclat de rire des deux hommes quand je me suis étonnée qu’on puisse qualifier Charlie d’explosive…

« Noooooooon ? C’est toi qui as refait le portrait de Gaston ?

— Il l’avait mérité. »

Henri, faussement modeste, se rengorge :

« Le sens du jugement et de la cogne, je lui ai tout appris. »

Il se reprend à l’adresse de Charlie :

« Mais combien de fois je t’ai dit qu’il faut frapper avec le dessus du poing, minote ? »

Adèle ouvre grand des yeux débordants d’admiration et d’envie.

« Ooooh, tu m’apprendras à moi aussi, dis Henri ?

— On en parlera avec ta mère un autre jour, moucheron, elle n’est pas venue pour ça. Qu’est-ce qui se passe, Jeanne ? Tu veux qu’on aide plus ? Qu’on s’occupe du repas de midi aussi ? Ou la réception, je m’étais bien amusée à faire la maîtresse de maison l’autre jour et je peux le faire même avec ma main en compote.

— Non non, je viens vous demander votre avis sur Mlle Alestra. Vous êtes au courant de ce qui s’est passé ?

— Pour Natou ? Oui, Gaston nous l’a dit tout à l’heure et Henri vient de nous donner tous les détails. C’est une chouette fille, on l’aime bien. Elle nous donnait souvent des conseils au début pour porter les plateaux et des astuces pour retenir les commandes. C’est moche ce qui lui arrive.

— Justement c’est ça qui m’intéresse, ce que tu me dis au sujet du service. Elle m’a demandé si j’embaucherais une serveuse et de mon côté je songeais sérieusement à recruter quelqu’un pour vous libérer, surtout depuis que Denis est en arrêt maladie, ce qui libère un salaire. Elle se plaît ici mais ne veut pas rester dans une chambre payée par ce type et je la comprends !

— Je suis sûre que tu ne le regretterais pas, confirme Léo. Non seulement elle sait y faire pour le service mais elle sait aussi mettre tout le monde de bonne humeur et désamorcer les clients grognons.

— Et puis elle a bien su faire avec Adèle à la pêche et le mercredi où tu n’étais pas là, rappelle-toi, intervient Henri, preuve que c’est pas la tête de linotte qu’on pourrait croire.

— Oh maman, dis-lui oui, ça serait tellement génial ! Je l’adore ! Dis oui, dis oui, dis oui ! »

Je souris devant ces avis unanimes, ils confirment mes impressions. Savoir que de plus je pourrais aider cette jeune femme me plairait au plus haut point. Pour la forme, je tempère :

« D’accord, j’ai bien noté vos avis. Je demanderai à Lucien ce qu’il en pense ce soir et puis à Gaston tout à l’heure. Ça a l’air bien parti pour qu’on l’embauche et nous avons encore une chambre libre là-haut, en plus de celle que Denis libère.

— Sans blagues ?

— Quoi ?

— Pour qu’“on” l’embauche ? Quel est ce joli “nous” ? D’où vient-il et qu’as-tu fait de Jeanne-qui-se-démerde-toute-seule et qui n’a besoin de l’avis de personne ?

— Vous m’avez maraboutée, je ne vois que ça. Je m’étonne moi-même… mais ça me plaît. Bizarrement ça me plaît beaucoup, même. Encore un sujet de réflexion à mettre dans ma “pile à penser”…

— C’est terrible à dire, je ne veux pas te faire un choc, mais on s’y habitue tellement qu’on finit même par y prendre plaisir. Quelle horreur, n’est-ce pas ? » se moque Henri.

Henri couve Charlie du regard, Charlie prend la main de Léo, Léo entoure les épaules d’Adèle de son bras, Adèle se blottit contre moi.

Je veux bien croire qu’on s’y habitue…

Lucien et Gaston ont donné leur aval. Dès vendredi l’équipe accueillera Natacha. D’ici là Gaston et moi viderons la chambre de Denis. Il est temps d’avancer.


Bien sûr, nous nous sommes aussi arrêtées caresser l’aile du camion au retour. Tu es un peu magique, joli camion, tu le sais ?

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