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Alexeï Dolgoroukov

Chambre 14

Brrrribes éducation à slavitude pourrrrr Adèle

Nous avons repris notre rythme et nos habitudes, depuis quelques jours. Petit déjeuner, puis promenade au bord du lac avant de nous installer jusqu’au déjeuner sur les transats, où nous parlons, lisons, observons les gens passer.

C’est donc sans difficulté qu’Adèle nous y a trouvés ce matin. Elle avait le sourcil froncé de l’enfant en pleine réflexion, exact prélude à un bombardement de questions. Ça tombe bien, le Comte adore les enfants, les questions, surtout s’il peut y répondre de la façon la plus fantaisiste qui soit.

Mon rôle dans cette partition est bien entendu le faire-valoir, le support à illustrations… et avec cette jeune Adèle dont le cerveau va aussi vite à réfléchir que celui du Comte à attraper une nouvelle connerie à faire, on va passer un bon moment. Elle est, de fait, très embêtée.

— Bonjour Monsieur le Comte, bonjour Monsieur Alexeï !

— Enfant merrrrveilleuse, prrrrièrrrre toi appeler moi Vladimirrrrr, ou Dedushka.

— Qu’est-ce que ça veut dire, Dedushka ?

— Comme Babushka pourrrr hommes, grrrrand-pèrrre.

— J’aime bien Dedushka, je crois que Vladimir, je n’oserais pas, et je ne pense pas que Maman serait d’accord pour que j’appelle un client par son prénom.

— Que peut fairrrrre Dedushka pour jeune fille aux sourrrrrcils frrrroncés ?

Et là, Adèle de nous raconter qu’elle est en plein débat intérieur. Que d’un côté elle entend des gens parler de Monsieur le Comte en mal. Comme me l’avait dit cette gentille dame qui se préoccupait de moi, Diane, la semaine dernière, la vieille dame d’à côté qui avait conquis le cœur du Comte pendant au moins cinq minutes, a déblatéré à son sujet avec suffisamment de décibels pour que tout le restaurant l’entende. Et ça vient donner des cours de politesse…

Mais Adèle, elle, elle le trouve assez marrant, son Dedushka d’adoption. Alors elle ne sait pas trop quoi penser, elle n’ose pas demander à sa mère qui lui dirait que la vie des clients ne les regarde pas et qu’elles ne sont pas là pour s’en faire des amis. Et comme c’est une âme pure et loyale, elle est venue à la source.

— Petite Adèle de mon cœurrrr, quoi toi penser de ce que disent les autrrrrres ?

— J’ai l’impression que ceux qui ne vous aiment pas sont un peu… je ne sais pas. Un peu énervés que ça vous soit égal, comme si vous ne les voyiez pas.

— Trrrrès vrrrrai Adèle. Dans la vie savoirrrr jouer talent rrrrarrrre. Ceux qui pas saisirrrrr le jeu pas intérrresser moi beaucoup.

— Mais vous êtes un vrai Comte, alors ? Un vrai Russe ?

— Jeune Adèle, dans la vie imporrrrtant est pas qui on est mais quoi on fait. Viens avec nous manger grrrraines tourrrnesol. Grrrraines tourrrrnesols vrrrraie plaisirrrr coupable pourrrrr moi, gourrrrrmandises venues du peuple, pas bien vu parrrrr noblesse. Mais tellement délicieux.

Et nous voilà absorbés tous les trois pendant quelques minutes à grignoter nos graines, recracher les coquilles noires en un petit tas (qui va nettoyer, hein ? Ben oui, c’est moi !)

— Adèle, moi envie d’apprrrendrrrre toi superrrrstitions rrrrrusses. Toi mieux comprrrrrende âme slave quand savoirrrr ça, et beaucoup intérrrrrressantes possibilités tourrrrrner superrrrrsitions en blagues. Prrrrremièrrrrre superrrrstition, quand perrrrrrsonnne mettrrre vêtement à l’enverrrrrs, Rrrrrusse le taper.

— Quoi ? Mais pourquoi ?

— Qui peut savoirrrrr ? Superrrrstition si vieille que nous avoirrrr oublié orrrrigine !

— Ah mais c’est pour ça que vous me cognez dessus ? interviens-je, faussement indigné.

À vrai dire, ça fait longtemps que je connais cette tradition et ce qu’elle implique : remettre immédiatement le vêtement à l’endroit et demander une tape dans le dos.

— Alexeï Fedorrrrovitch, dans intérrrrêt pédagogie, bien vouloirrrr s’il vous plaît mettrrrrre un vêtement à l’enverrrrs.

Je retourne mon gilet et me prends illico une petite bourrade du Comte.

— Adèle toi aussi frrrapper, sinon lui pas comprrrrendrrre prrrroblème.

Adèle m’effleure du bout du doigt et je me lance aussitôt dans la grande scène du vêtement en trottinant autour d’eux.

— Aïe ! Aïe ! Quelle bande de brutes vous faites ! Mais pourquoi me tapez-vous de la sorte, moi pauvre homme qui n’ai rien fait de mal dans ma vie ? Ayayaïe !

Les deux se tordent de rire devant ma comédie. Je savoure ce petit instant et remets mon gilet avant de présenter mon dos à Adèle.

— Tu dois me donner une tape dans le dos maintenant sinon la superstition n’est pas exorcisée, il risque de m’arriver malheur !

Elle s’exécute gentiment, pas comme cette brute de Comte qui me fait vraiment le coup quand il m’arrive de m’habiller de travers.

— Bien, maintenant, seconde superrrrstition. Quand toi êtrrrre Rrrrusse, si oublier quelque chose avant de parrrrtir, jamais jamais jamais rrrrrevenirrrr surrrr tes pas à mi-chemin. Grrrrrand malheurrrrr rrrrrisque arrriver.

— Mais si par exemple j’oublie mon passeport et je dois prendre l’avion ?

— Alorrrrrs envoyer Alexeï bien sûrrrrr ! Mais comme aimer Alexeï beaucoup, ou bien si pas le choix, quand rrrrretourrrrner maison, pas oublier rrrrregarrrder dans mirrroirrr avant rrrrreparrrrrtir !!

Je prends ma grande mine consternée.

— Évidemment, vous n’auriez pas pu me dire avant qu’il fallait que je regarde dans le miroir ? (C’est faux, à chaque fois, fréquente, où il m’envoie en arrière chercher l’indispensable objet oublié, il me fait des recommandations sans fin pour ne surtout pas oublier d’aller regarder dans le miroir de l’entrée avant de partir. C’est une vraie mère juive, ce Comte russe).

Adèle rit à gorge déployée. Je crois que de toutes les personnes qu’on croise ici c’est celle qui comprend le mieux la vieille complicité entre le Comte et moi. Enfin quand je ne suis pas en train de réparer ses extravagances, bien sûr.

— Derrrrnièrrrre superrrrstition trrrrrrès imporrrrrtante pourrrr fille auberrrrgiste. Quand Rrrrusse parrrtirrr, toujours s’asseoirrr avant.

— Quoi ?

— Toujourrrrs fairrre ça ! Comme méditation avant voyage, porrrte bonheurrr ou concentrrrration. Toi asseoirrr surrr chaise, ou mieux, surrrr valise juste à côté porrrrte, yeux ferrrrmés, au moins une minute.

— Ça serait drôle qu’on dise à Maman d’installer un coin à la réception pour que les gens puissent s’asseoir avant de partir.

— Moi serrrrais honorrrré d’avoirrrr implanté petit morrrrceau trrrradition dans Jurrra. Davaï, allons boirrrre apérrrritif ensemble, jeune Adèle. Dedushka offrrrrir toi jus frrrruit ou verrre de lait, ce que toi vouloirrr.

Je les regarde partir devant, le temps que je ramasse notre improbable pile de coquilles de graines de tournesol. Le grand vieillard à la canne qui gesticule encore en avançant. La petite qui rebondit encore parfois quand elle marche et dont j’entends le rire d’ici.

Je vois bien qu’elle n’est pas dupe, qu’elle sait qu’il n’a pas répondu à sa question. Mais elle s’en fout. Elle s’émerveille de ce qu’elle reçoit et fabrique sa vérité, sans questionner outre-mesure. Une belle personne, cette petite. J’ai comme dans l’idée que c’est une belle rencontre pour chacun d’entre eux deux.

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