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Nokomis Desfontaine

Chambre 6

Clandestine

(Naya aux yeux d’émeraude)

La roue a tourné, Amarok, bien tourné. Tu peux être fière de ta petite. Son œil est un harpon, elle tire à elle son avenir d’un simple regard, comme une évidence. Elle a bien compris qu’elle ne mène pas seule sa quête : elle n’est pas pour rien l’arrière-petite-fille d’un esprit des forêts. Elle a senti ma présence, sans tout à fait comprendre qui je suis, elle m’a devinée.
Nous sommes arrivées au temps prédit dans les lieux destinés. La boucle sera-t-elle bouclée, cette fois ? Tu ne reconnaîtrais rien. Tout sent le neuf ici, tout est changé. J’ai du mal à discerner la brume du souvenir, à sentir sous la pierre battre le pouls régulier du temps écoulé. Tout est net et droit, tout est lisse : pas une faille, pas une brèche, ne permettent de revenir en arrière. Reste l’esprit des lieux, un peu étouffé par les moquettes et les tapisseries neuves.

✻ ✻ ✻

Nokomis a arrêté le biclou au seuil de ton passé, au seuil de son avenir, juste devant l’entrée. La pluie nous a saisis. Je me suis rencognée un peu plus sous la bâche de la remorque en veillant bien à ne pas laisser passer ma moustache. Elle a sauté de sa bicyclette pour se précipiter à l’intérieur.

Un bruit de moteur m’a fait glisser un regard vers l’arrière ; j’ai frémi de toutes mes moustaches. Je sentais mes poils de dresser tout au long de chacune de mes vertèbres, d’une extrémité à l’autre de mon dos et jusqu’au bout de ma queue. J’ai sursauté en voyant s’approcher un peu trop vite à mon goût le capot d’une voiture. Le conducteur a pilé à quelques centimètres de la remorque. Il est sorti de sa voiture et s’est dirigé vers l’entrée en râlant contre le gamin qui avait laissé son jouet au milieu du chemin. La pluie avait cessé, l’arc-en-ciel enjambait un bosquet, déjà Noko revenait avec une autre femme. Elle s’est arrêtée pour regarder l’homme droit dans les yeux, tu sais comme elle fait. Il ne saura jamais la chance qu’il a eue, elle avait remis ses lunettes de soleil.

- Bonsoir. C’est ma remorque, monsieur, j’allais la ranger.

- Bonsoir Monsieur Enjalbert, vous avez fait plus vite que prévu ! Soyez le bienvenu. J’accompagne justement Madame Desfontaine ranger son vélo. Encore une minute et vous pourrez vous garer proprement, a enchaîné l’aubergiste.

- Je viens avec vous, a répondu monsieur Enjalbert. Je dois ranger le mien aussi.

Et joignant le geste à la parole il a aidé Nokomis à remiser son attelage dans le local.

- Sportive, mademoiselle ? fit-il.

- Pas vraiment, c’est juste un moyen de locomotion.

- Si vous le dites.

Nokomis a attrapé la valise en carton et un vieux cartable de cuir, et tout le monde est rentré dans l’auberge.

✻ ✻ ✻

J’ai attendu longtemps et je me suis coulée au sol. J’ai attendu encore, tapie sous la remorque. Quand quelqu’un a fini par ouvrir une porte, je me suis glissée dehors. Comment la retrouver sans me faire surprendre ? Je me suis dissimulée dans un massif de fleurs, j’ai attendu, encore et encore.

Pas si longtemps cette fois. La nuit était noire quand elle est sortie. Nokomis s’était changée. Elle avait passé sur ses épaules un poncho kaki, et troqué son corsaire contre un pantalon long, à pinces, celui qui met sa taille en valeur. Elle devient belle ta petite.

Elle a avancé du pas sûr de celle qui sait la direction qu’elle veut prendre. Elle a marché jusqu’au bout du ponton qui s’avance au dessus du petit lac, tu te souviens du petit lac près de l’auberge ? Depuis ma place, on aurait pu croire qu’elle marchait sur l’eau. Elle s’est assise en tailleur, les mains sur les genoux. On aurait dit qu’elle écoutait la nuit. Hélas le ciel chargé masquait la lumière de la pleine lune, la nuit était noire et elle a gardé ses secrets.

J’ai entendu un clapotis et Nokomis a parlé, sa voix mélodieuse portée par les eaux sombres. On aurait dit qu’elle enseignait des chants aux sirènes.

✻ ✻ ✻

Elle s’est levée, elle est retournée dans sa chambre. Elle n’a pas senti que je me faufilais entre ses jambes pour entrer avec elle.

Qu’aucune inquiétude ne plisse ton front ni ne voile tes yeux, Amarok. Je suis toujours près d’elle. Je veille.

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