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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Et la vie continue

Dimanche, j’ai été réveillé par les braillements des siamoises destinés à me signifier que le petit-déjeuner risquait de commencer sans moi. J’avoue ne rien avoir compris. Il était 9 h 30 bien tassé, et j’émergeais difficilement de ma nuit. Ma nuit ? Ça fonctionne alors ? Bon, on est encore loin d’une grosse nuit de récupération, mais 6 heures de sommeil d’affilée ou presque, ce n’est pas en ce moment que j’allais risquer de cracher dans la soupe. Je me suis donc levé encore bien en vrac, titubant presque pour me rendre sur la terrasse et jusqu’à la table dressée à l’extérieur. Je me suis posé sans un mot à côté de Charlie, qui ne cessait de me dévisager en retenant le plus longtemps possible son envie de rire et ses vannes. Si tout semblait être prêt, il manquait néanmoins l’essentiel : le café sur la table. Et, accessoirement, Léo.

— Bon, Léo ! Tu te magnes de revenir avec le café, oui ?! Gaz’ est levé mais s’il n’a pas rapidement sa dose dans son état, il risque bien de nous faire un coma, ce garçon…
— Oui, oui. J’arrive !

Charlie me faisait un grand sourire soleil du matin, tout en tâchant de mettre un peu d’ordre dans ma tignasse hirsute. De sa seule main gauche. Voyant que j’avais remarqué cette troublante anomalie malgré mon brouillard ambiant, elle ne traîna pas pour enchaîner.

— Au fait… Merci pour ça. Sympa. Je n’en espérais pas tant pour mes vacances.

Et elle m’exhiba alors sa main droite, pourvue d’une splendide attelle bien voyante.

— Je suis certaine que ça va finir de te réveiller… Devine quel a été le diagnostic ?
— …
Fracture du boxeur

Forcément, j’éclatai de rire. Elle avait eu raison. Meilleur réveil du monde depuis quelques jours.

— Ça t’apprendra à donner de grands coups de poing sans gants dans des trucs durs.
— Ouais. La prochaine fois, je viserai ton bide, Gumowski. En plus, ça sera plus discret et ton honneur sera sauf.
— Pétasse.
— Eh ! Regarde mon état ! JE suis la victime dans l’affaire. En plus, tu ne dois pas avoir l’haleine bien fraîche parce qu’ils m’ont aussi collée sous antibios pour éviter une possible infection bactérienne. Cause que je t’ai cogné les dents dans le lot…
— Attends. Je vais essayer de te plaindre… Hum… Non. Désolé. Rien à faire. Ça vient pas.

Elle me colla donc un coup de petite cuillère sur le front. Mauvaise perdante.

— Léo ! Bon sang ! Qu’est-ce que tu fous avec ce café ? Ne me dis pas que tu as remis le nez dans tes plans, hein !?
— Là. C’est bon, Charlie ! J’arrive… Voilà. Je suis là. On se calme… Hey ! Salut Tonton. Bien dormi ?

Et pendant ce court échange, Charlie était en train de fusiller Léo du regard. J’étais très bien placé pour en saisir la raison.

— Salut Bouclette. Je crois que oui. Dis…
— Oui ?
— Je crois aussi que tu as oublié la cafetière.
— Ooops. J’y retourne ! Illico. Pardon. J’y vais. Je file. Je cours. Je vole. Ça arrive, cette fois. Promis !


Nous avons passé une bonne partie de la journée d’hier à nous prélasser et vivre lentement. On ne vit pas plus longtemps à vivre lentement, mais qu’est-ce que l’on vit mieux ! Sur la fin d’après-midi, le ciel s’était couvert, le vent s’était fait plus frais et humide, les signes de la pluie étaient dans l’air. Et ça n’a pas loupé. Comme nous nous retrouvions contraints de retourner sous abri, dans le confort douillet du salon, Léo en a profité pour m’alpaguer et discuter des plans avec moi. Contrairement à Charlie, Léo ne pratique guère la mauvaise foi. Elle m’a donc accordé le point sur un pari que nous avions fait entre deux portes vendredi, au sujet du parfait alignement des murs est de la ferme et de la grange, pourtant une trentaine de mètres plus loin. Léo doutait et se prévalait de son coup d’œil prétendument infaillible d’architecte. Ce que j’avais contré en précisant que géomètre était un métier bien distinct de l’architecture et que mon instinct me criait que ces fichus murs étaient bel et bien sur une seule et même ligne, aussi surprenant que cela paraissait.

— Au fait, Charlie…
— Oui ?
— Tu m’as dit qu’Henri t’avait vu venir de loin et qu’il avait répondu à ta demande d’être ton témoin avant même que tu ne la formules. Mais… Penses-tu qu’il a deviné que vous êtes bien parties pour emménager dans le bastion Gumowski ? Ou lui as-tu dit ?
— Je ne lui ai rien dit à ce sujet, non. Et je doute qu’il le sente venir. Je l’ai tellement souvent bassiné avec l’amour que j’éprouve pour notre vie bruxelloise qu’il devrait être extralucide pour deviner ce qui se profile à l’horizon à ce sujet-là. Et j’ai vraiment envie de lui faire la surprise. Juste pour voir sa tête.
— Moi aussi, justement.
— Par contre, Léo, il faudrait que tu trouves un autre endroit à envahir que la table du séjour, je crois…
— T’es gentille ma belle, mais où ? Et pourquoi ?
— Tu n’as qu’à réquisitionner mon bureau, Léo. Je ne m’en suis pas trop servi ces derniers temps et j’ai pris mes marques avec mon seul portable sur la table de la cuisine pour toutes les affaires courantes.
— Voilà, tiens ! Bonne idée. Parce que dès qu’Henri remettra les pieds à la ferme, s’il remarque ces plans sur la table — et il le fera, tu peux en être sûre —, il aura tout de suite des soupçons.
— OK. OK. Bon… Gaston, si ça ne te gêne vraiment pas que je squatte ta bulle, ça m’ira à merveille.
— Problème réglé. D’autant que ma bulle semble s’être déplacée d’elle-même dans un coin de grange en ce moment, tu sais.


Aujourd’hui, c’est le réveil qui m’a surpris. Heureusement que je l’avais branché ce satané réveil. D’accord, je m’étais couché tard, comme trop souvent, pour ne pas dire toujours, mais tout de même… Quelle nuit ! D’un seul trait. Sans les hurlements de cet engin de malheur, les résidents de l’auberge se seraient retrouvés privés de viennoiseries et de pain frais pour leur petit-déjeuner. Rien de moins digne pour une maison qui se veut chaleureuse, non ? Les filles étaient encore couchées et semblaient dormir. Je ne les ai pas entendues, en tout cas, lorsque je suis passé à la salle de bains. La température avait bien baissé pendant la nuit, avec les quelques averses et ce gros orage le soir. Le ciel était encore bien encombré de nuages gorgés d’eau. Mais ça faisait du bien. À ma pauvre carcasse tout comme à la végétation qui commençait à être à la peine. À quoi bon le Jura s’il n’était pas vert ? Je partais ensuite tranquillement récupérer mon chargement chaud et parfumé, puis déposer cela à bon port. Étonnamment, il y avait bien plus d’activité en cette heure matinale qu’à l’accoutumée. Fait rare : Henri était déjà dans les parages et m’avait bien l’air d’être d’une humeur de vieux chien galeux.

— Yo, gars ! T’es tombé de ton hamac ou bien ?
— Déconne pas aujourd’hui, Gaston. Pas le jour…
— C’est quoi l’embrouille ?
— La petite minote de Marseille. Son gommeux a mis les voiles en l’abandonnant comme une vieille chaussette. Et Jojoff nous a défoncé la porte de leur chambre quand il a entendu la petiote crier en découvrant le pot aux roses…
— Merde ! Sérieux ?
— Ouaip. Sérieux. C’est sa gueule de con que j’aurais préféré voir défoncée, tiens !
— Calme-toi, vieux. Tu n’y peux pas grand-chose, va.
— Je sais. Je sais. Casse pas la tête, ça va me passer. Mais tu me connais. Tu sais bien que ça me chauffe à chaque fois qu’on bouscule une minote, c’est plus fort que moi.

Pour sûr, que je le savais !
Et vaudrait mieux pas que le Toni croise le chemin d’Henri pendant les sept prochaines générations…

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