Mon cher Lucien,
Cette Diane est vraiment une perle rare, et je suis tellement certaine que son mari la regrettera amèrement. Alors même qu’elle est dans un moment très dur pour elle, elle reste gentille et disponible, et attentive aux autres. Je la vois qui regarde les autres personnes, et je crois qu’elle s’est fait des amis dans cette Auberge. Il s’en passe des choses, il faut dire. Je pensais que ça ne serait qu’un genre d’hôtel, où les gens se croisent sans même se saluer, ou les gens dorment et c’est tout, comme dans ces reportages qu’on voit parfois à la télévision, mais en fait ça me fait penser parfois à la grande longère de Crotelle, que nous partagions avec les autres ouvriers agricoles de la ferme Jeanfou, te souviens-tu ? Une vraie auberge espagnole, et je ne dis pas ça juste parce que la moitié venait d’Espagne comme mes parents. C’était juste après notre mariage en 1956, je m’en souviens comme d’hier, j’avais bravé mon père pour t’épouser. On manquait de tout sauf d’amour là bas, ah ça non, et on s’aidait les uns les autres, et pas seulement entre immigrés d’Espagne d’ailleurs. En y repensant, je me demande bien ce que sont devenus les autres foyers. Il y a avait la Jacqueline et son Martin, qui n’arrêtaient pas d’avoir des enfants alors que nous, ça tardait tellement que le curé de là bas m’interrogeait. C’était si gênant, je ne te l’avais jamais dit d’ailleurs. Je me souviens de tous leurs marmots, mais les prénoms m’échappent. Il y avait leur petit Jules au yeux si noirs, si gentil, qui était tombé à la petite rivière en voulant attraper une grenouille : il était rentré tout crotté de vase, tout trempé, mais la grenouille à la main ! On en avait ri, de ce petiot. Qu’est-il bien devenu ? En tout cas, c’était une vraie communauté que nous avions nous autres les pas grands choses, mais on n’était pas envieux et on était bien dignes, et on était ensemble. Et bien ici, c’est pareil. Les gens font des choses, dînent et déjeunent ensemble, et même s’entraident je crois. Je vois que Diane et Antoinette se parlent bien par exemple. On doit dîner ensemble toutes les trois, lundi soir, d’ailleurs. C’est Diane qui me l’a dit. Elle organise toujours, c’est plus fort qu’elle. Une perle !
Tiens, ce matin encore, je ne sais pas trop ce qu’il est arrivé à la petite jeune avec un accent du sud : j’ai entendu crier alors que je me préparais pour le petit déjeuner avant la messe (c’est encore la gentille Diane qui m’a emmenée, une perle, je te dis). En descendant, j’ai vu des gens vers sa chambre, dont le monsieur qui est dans la chambre vers la mienne. Et la petite, je l’ai vu aussi, et ça n’allait pas, pauvresse, elle avait les yeux rouges, elle avait pleuré. Oh il ne faut pas être curieuse, mais j’aimerai savoir ce qui lui est arrivée, que je la voyais toujours pleine d’entrain et de plaisir. Je l’ai croisée, je ne sais plus quand d’ailleurs, je m’embrouille moi, et j’ai essayé de lui faire un sourire d’encouragement, ça ne mange pas de pain et ça peut aider. Je ne sais même pas si elle m’a vue. Elle était raide comme la justice, avec ses yeux rougis, mais la tête bien relevée et fière. Un sacré caractère, à mon avis. Je crois bien que Diane la connait un peu également cette jeune, je pourrais lui demander mais elle va croire que je cancane. Elle connait tout le monde finalement, Diane, comme elle est là depuis longtemps et n’a presque pas passé une journée ailleurs, au contraire de moi.
Et bien, comme je te l’ai dit, elle m’a emmené encore à la messe, avec Irène-Aimée encore, aussi. Mais c’était un peu morose, et puis il n’y avait pas la si jolie voix de Brigitte pour faire résonner les voûtes. Irène-Aimée d’ailleurs, oh Jésus-Marie-Joseph, qu’elle a refait un costume pour l’hiver au mari de Diane en apprenant l’affaire du départ en Afrique et du divorce ! Ah, elle était vraiment furieuse contre cet homme-là, si tu l’avais entendue. Et que les hommes sont bien des égoïstes, et qu’il n’a pensé qu’à lui, et qu’elle a bien raison de le renvoyer, et que Diane ne méritait pas un mauvais mari de même… comme elle y allait ! Maintenant, elle n’a pas tout à fait tort, c’est juste après tout, il n’a pas été correct avec Diane, ni même avec ses propres enfants.
L’homélie du curé de Polox était appropriée, d’ailleurs : Jacques 2:9. Traiter les gens tous à l’identique, sans préjuger de qui ils sont et ce qu’ils ont pu faire. Seulement ce curé, vraiment, qu’il est triste. Je ne veux pas dire du mal, sa messe est convenable, mais si lui-même donnait l’impression de penser ce qu’il dit, ça serait mieux tout de même. Pardon de le dire, mais j’ai un petit peu d’impatience à retrouver ma paroisse où je me sens un peu plus à l’aise. Je ne suis pas certaine que Diane ait écouté. En fait, elle nous a conduit, mais ce n’est pas son affaire, la religion. Ah, je ne lui en fait pas reproche, non. Elle est déjà bien aimable de nous conduire, avec tous ses soucis. J’ai quand même remis un cierge pour elle après l’office en récitant une prière d’espoir, et aussi pour son mari. Même si l’affaire est perdue, j’ai prié pour qu’il ne fasse pas trop de problème, et qu’ils ne se déchirent pas, et pour que les petits n’en souffrent pas trop.
Je n’en ai pas reparlé avec Diane au déjeuner. Après tout, elle doit se changer les idées et construire ses forces pour plus tard ! Non, et cela m’amène à autre chose… Oh mon Lucien, dans quoi me suis-je encore embarquée ? Demain, je vais refaire du vélo ! C’est à cause d’Inès, qui m’a dit qu’il y a des vélos maintenant qui aident à grimper les côtes et que c’est ça qu’il me fallait pour aller rouler avec elle, et j’ai vu dans le livret d’accueil de l’auberge qu’ils en ont des pareils à prêter aux pensionnaires. J’en ai touché un mot à Diane, alors qu’on parlait de ses balades à bicyclette vers le lac, et de son prochain départ la semaine prochaine. J’étais tellement intriguée que j’ai abusé de sa gentillesse en lui demandant si elle saurait m’aider à essayer, pour faire plaisir à Inès et lui dire que sa mémé avait essayé pour elle. Ni une, ni deux, elle a dit oui et on doit faire ça demain après midi ! Ah ça, maintenant je regrette un peu ! 85 ans, c’est un âge à remonter à bicyclette, crois-tu ? Si je me casse la figure, Emilie va me passer un savon. Mais tu te rends compte, si j’y arrives ? Tu crois que l’Auberge me laisserait emporter un vélo dans l’auto d’Emilie pour faire une démonstration à Inès ? Et peut-être même que j’aurais la force d’aller au lac avec Diane avant son départ ? Oh quelle agitation, je ne vais pas réussir à dormir et je ne vais jamais tenir sur mes deux roues demain ! En plus on doit diner avec Antoinette demain soir aussi. Tu te rends compte si j’arrive toute écorchée ?
Oh, j’ai hâte, et je regrette déjà…
Allons, je vais me coucher, demain il me faut des forces. Quelle aventure que ce séjour, alors…
1 Commentaire de Natou -
Trop mignonne. Son
est savoureux !
2 Commentaire de Esteban Biraben -
Ah oui, il ne faut pas tomber, c’est le seul enjeu. Mais Elizabeth II monte encore à cheval, donc tout est permis.
3 Commentaire de Kozlika -
Alors si j’ai un conseil… n’allez pas vous entraîner sur les gravillons : déjà ça va nous mettre Henri en pétard mais en plus si vous tombez, les gravillons ça fait mal !
Bravo pour votre témérité Jeanne :)
4 Commentaire de Avril -
En fait, c’est comme à l’Église, mais avec le jugement, la morale et la culpabilité en moins. Non ?
5 Commentaire de Sacrip'Anne -
Ah mais quelle bonheur de sentir Jeanne positive et ouverte à la nouveauté ! Allez, on règle la selle un peu bas pour le début, et zou, bonne promenade !