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June East

Chambre 17

Comédie & Drame

Pendant qu’il chantait sous la douche, je me suis glissée dans ma robe et j’ai attrapé le bouquin qui trainait sur la table de chevet. « Albert Camus - Maria Casarès,  Correspondance (1944-1959) ». Saine lecture. Bien évidemment, elle occupe une place de choix dans mon panthéon. Si bien sûr on ne peut l’oublier dans Les Enfants du Paradis, elle tient surtout un rôle magistral dans l’Orphée de Cocteau où elle incarne La Mort. J’ai ouvert le recueil au hasard.

« Si je t’écris lorsque l’envie m’en vient, tu recevras de moi une lettre, au moins, chaque jour, et je n’en compte pas davantage parce que je sais que je ne suis seule et libre que le soir, quand je me retire dans ma chambre. S’il n’en était pas ainsi, comme tout ce que je vois, tout ce que je sens, me porte à toi, et que mon temps, je l’emploie comme le désir m’en vient, je t’écrirais sans arrêt. »
Maria, Lettre 26, 6 août 1948.

J’aurais bien emporté ce livre au tournoi de pétanque, parce qu’après dix minutes, il y avait peu de chance que je sois captivée par tous ces hommes affairés à comparer leurs boules. Mais il fallait peut-être faire un effort et ne surtout pas jouer les divas distantes. Je lui emprunterai un autre jour. Et nous sommes descendus bras dessus bras dessous rejoindre les participants.


« Non, j’y crois pas ! C’est vré ou pas vré, fatche ! Juuune, t’as fait le coup du revienzi au Javot. Contente je suis Coupine. Oh fan, tellement contente que je parle comme Yoda maintenant, t’y crois, ma Zize ? »
Quelle joie de retrouver ce petit rayon de soleil, du concentré de bonheur cette fille. Et ni une ni deux, comme à son habitude, elle a fait volte-face du coq à l’âne. Hors de question que je la détourne de son but ultime de la journée : gagner la partie et mettre ces messieurs minables. Henri, le factotum de l’auberge, est passé rediriger tout ce beau monde loin de son gravier peigné à la japonaise. Il en a profité pour me saluer d’un sourire et d’un levé de casquette, le genre d’attention complice toujours agréable. Je me suis assise en retrait avec Faustine, une beauté tanzanienne d’environ soixante-dix ans que je soupçonnais d’une grande culture et sagesse. Son époux Esteban était sur le terrain. Nous avons été rapidement rejointes par Diane et la petite Adèle. Au fil de la discussion, Faustine m’apprit qu’elle avait cinq enfants et qu’elle était déjà neuf fois grand-mère. J’ai dissimulé autant que possible ma culpabilité de n’avoir toujours pas commencé ce chapitre de ma vie. Poker face.

Heureusement Adèle était là pour changer de sujet. Elle entreprit de m’expliquer un peu les règles du jeu de la pétanque : « Tu vois, ça, c’est un carreau. C’est quand la boule de celui qui joue vient remplacer directement celle qu’est pas loin du cochonnet. C’est un bon coup ». Je sais maintenant faire la différence entre un tireur et un pointeur. Éric a brillé par une bourde anthologique que je n’ai pas bien saisie, mais plus tard son palet a été salué par l’assistance. Et pendant toute la partie, Adèle me faisait la présentation des joueurs « Lui, c’est Jojoff, il est cool, mais il s’en va bientôt. Trop dommage ». Elle m’a également déroulé les profils d’un Émile et d’une Antoinette. Rapidement la petite a capté que les hommes s’appelaient par leur nom de famille alors qu’ils utilisaient le prénom pour les femmes. Elle s’est lancée dans une invective plutôt féministe tout à fait réjouissante. En voilà une qui promet, j’ai adoré. Le Jojoff a habilement esquivé la balle, une personnalité facétieuse celui-là.

J’avais tout de même du mal à décrocher le regard de Natou. Je connais peu de Marseillais, aussi je ne savais si elle était vraiment à fond dans le jeu, où si elle en rajoutait sur la joie ou l’indignation fonction de la tournure de la partie. Après un accès de colère qui a laissé tout le monde pantois, elle s’est retournée avant d’exploser de rire et de leur donner à tous une leçon de fair-play. Elle aurait pu finir avec une révérence en End Scene. Chapeau copine, tu les as tous bluffés. Tu vas voir qu’elle va gagner un César avant moi, celle-là ! 

Qu’on ne me demande pas qui a remporté ce tournoi, je serais bien incapable de répondre. Javot a invité tout le monde dans le patio pour l’apéro. J’ai fait en sorte de retarder légèrement l’heure du rendez-vous. C’était à mon tour de jouer…


Voir tout le monde refaire le match un verre à la main dans le patio a été un vrai moment de franche rigolade. Chacun y allant de son anecdote avec plus ou moins de mauvaise foi pour taquiner l’autre. Je n’aurais manqué ça pour rien au monde. Quand je pense que j’ai failli me rendre à ce match avec un bouquin. Quelle aberration !

Aujourd’hui j’ai appris qu’il y avait une vie en dehors du cinéma.
Et vous savez quoi : J’ai aimé ça !


Le dîner : en tête à tête avec Éric. En mode séduction Richard Style. Duo sur Risotto, limite j’entendais les violons. Il m’a avoué qu’il n’avait guère avancé sur son scénario. Chagrinée, je l’ai relancé sur le synopsis qu’il avait ébauché. C’est là qu’il m’a confié, un peu comme un enfant qui redoute l’avis de son institutrice, qu’il songeait à écrire un biopic à partir des lettres échangées entre Camus et Casarés. Et qu’il pensait à moi pour le rôle.

Tiens, ils viennent de tirer un feu d’artifice dans le restaurant. Et direct le bouquet final !


Je crains qu’on finisse par déranger notre voisine. Une dame âgée d’après Éric. J’espère qu’elle n’a pas l’ouïe trop fine.


Nous avons été réveillés en sursaut par des cris terribles venant de l’étage inférieur. Un mauvais pressentiment m’a fait sauter dans la première chemise qui trainait avant d’embarquer Javot avec moi. Au premier, nous avons croisé Diane qui du regard nous a dirigés vers la chambre de Natou. « Jojoff est avec elle », a-t-elle dit en s’éclipsant derrière nous. Mais qu’a bien pu faire cet homme qui semblait si charmant à Natacha ? Quand j’ai vu la porte défoncée, j’ai bien cru que j’allais lui arracher la gueule. Mais non, en fait il la consolait. Javot s’est précipité pour réconforter autant que possible la môme toute recroquevillée et tremblotante. La lumière de l’écran de l’ordinateur a attiré mon attention. J’ai lu. J’ai compris. En me retournant, la silhouette de maman s’était substituée à celle de Natou. Non, ça ne pouvait pas recommencer. Quand j’ai aperçu un troisième luron se pointer en tshirt, j’ai ordonné, peut-être un peu vertement, à tous ces hommes de nous laisser seules. Quand une femme vient de se faire plaquer, la dernière chose dont elle a besoin est une présence masculine, fut-elle celle de chevaliers servants.

D’abord, la consoler. S’assoir à ses côtés, la prendre dans les bras, lui demander de caler sa respiration sur la mienne. Prendre de longues inspirations/expirations tout en lui passant la main dans les cheveux calmement. Le temps qu’elle y parvienne me permit de réfléchir à trouver les mots pour la suite. Que dire face à la cruauté et à la lâcheté masculine ? Oui, je sais, je sais. Not all men ! Pfff… N’empêche que vu le nombre de fois où cela arrive, on pourrait avoir un speech tout prêt par cœur.

Quand elle a retrouvé l’usage de la parole, la petite s’était mise en tête de balancer l’ordinateur de l’autre connard par la fenêtre. Là j’ai pété un câble. Hors de question qu’elle se victimise pour les mensonges d’un pervers narcissique qui joue avec ses sentiments. Je suis passée en mode Commando : « Cet ordinateur, c’est justement l’outil de ta revanche, Natou. Tu vas poursuivre ton blog. Il ne va pas pouvoir s’empêcher de venir voir, de te lire. Ne serait-ce que pour se repaître du mal qu’il t’a fait. Alors tu vas écrire un joli post comme tu sais faire, avec toutes tes tripes. Tu vas raconter la vérité, le mal qu’il t’a fait. Et tu vas poursuivre avec l’énergie qu’on te connaît tous ici en montrant que tu es forte, que tu sais déjà comment te relever. Il y aura tous tes follovers derrière toi, il va s’en caguer dessus de rage et de honte le Toni ». On a passé ensuite un long moment à élaborer la stratégie de son billet.

Il fallait aussi qu’elle trouve un moyen de prendre son indépendance. Elle a dans l’idée que Jeanne Lalochère pourrait avoir besoin de ses services. J’espère qu’elle ne se trompe pas.

Elle semblait aller mieux, j’ai pensé pouvoir la laisser.
À propos de l’enveloppe pleine de billets qu’il a abandonnée pour se donner bonne conscience, j’ai ajouté : « Je connais un tueur à gages. Si son argent doit servir à quelque chose, c’est uniquement pour financer un contrat sur sa tête ! ». On a ri.


En quittant la chambre, j’ai retrouvé Éric et Jojoff assis tous les deux par terre dans le couloir la mine inquiète. Ils sont beaux nos chevaliers servants, ai-je pensé devant ce spectacle attendrissant.
Je les ai rassurés d’un bref résumé de la situation. Mon plan d’action : Consoler – Contre-attaquer – Déconner – Câliner devrait la calmer au moins pour la nuit. Mais il nous faudra tous prendre soin d’elle les jours prochains.

Nous sommes retournés dans nos chambres.

Je suis épuisée. Et la journée ne fait que commencer !

La vie hors le cinéma, ça peut être la comédie tout comme le drame.

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