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Côme de la Caterie

Chambre 9

Alone Again (Naturally)

Je ne sais pas comment font les gens pour échanger, pour partager, pour entremêler aussi facilement leurs vies.
Je sors peu et, si je quitte ma chambre, c’est pour m’éloigner de l’auberge et donc des gens.
Le tour du lac est suffisamment grand, la forêt est suffisamment dense pour qu’on puisse s’isoler, se dissoudre dans le silence et l’espace.
“La solitude conserve neuf” disait Paul Léautaud.
Eh bien je suis comme ces cadeaux, même pas déballés, oubliés derrière un fauteuil le matin de Noël… Neufs… Et inutiles.
Même si j’ai tout fait pour cultiver cette solitude. Même si je m’acharne à m’isoler… je me retrouve Alone again (Naturally) [1].

J’ai marché. Longtemps. D’un bon pas. J’ai suivi des chemins forestiers, un peu plus sauvages que les chemins de randonnée bien balisés qui quadrillent de façon un peu trop “formatée” les bois autour de l’auberge.
J’ai franchi un petit pont en bois vermoulu à la fragilité peu rassurante…
Je me suis un peu perdu. Un peu seulement parce que, chez les scouts, on apprend quand même certaines astuces pour ne jamais perdre le nord. Au sens propre comme au sens figuré.
Je me suis en revanche perdu dans mes pensées. Que vais-je dire à Marie ?
Personne pour me donner un conseil. Même là, surtout là, je suis Alone again (Naturally).

Au gré de ma promenade, j’ai découvert une sorte de clairière, une trouée pour parler plus précisément, dans cette forêt de sapins.
Une cabane de bûcheron ou un refuge, je ne sais pas… Un 4X4 que j’avais vu le matin à l’auberge était garé à coté de cette bicoque.
J’ai reconnu le 4x4 mais surtout la cliente de l’hôtel, chambre 13 si je ne me trompe pas, une jeune femme qui ne se séparait pas de son tambour… Je n’ai rien dit, je n’ai pas bougé, j’ai fait demi-tour.
Et je suis parti… Alone again (Naturally). Ce n’est pas moi qui vais juger ceux ou celles qui cherchent à disparaitre… Mais ça m’intrigue… Je reviendrai sans doute voir si elle est toujours là dans quelques jours…

En rentrant à l’auberge, des éclats de voix, des rires… du bruit. Tout ce que je fuis…
J’ai contourné ce groupe de pensionnaires qui jouaient à la pétanque. Ils avaient l’air, non… ils étaient heureux.
Heureux…Et ensemble…
Ensemble et pourtant si différents. Étrangers les uns aux autres il y a quelques jours, un peu moins étrangers dans quelques temps. Mais ensemble maintenant.
Je les envie, ces gens capables de laisser les masques au vestiaire.
Ou plutôt de ne pas chercher systématiquement à mettre un masque sur leurs sentiments, sur leur personnalité, sur leur vie.

J’ai contourné l’auberge et je suis rentré dans ma chambre.
J’ai pris une douche dans la baignoire et j’ai donc mis de l’eau partout. Pourquoi ne pas avoir équipé les chambres de douches ? C’est si pratique. A utiliser… et à nettoyer !
C’est l’expérience qui parle : étudiant, dans les années 80, j’ai passé quelques étés à Londres, et j’avais trouvé un travail de femme de chambre, logé, nourri, mal payé, à l’Arden Hotel, sur Lexington Square [2]. J’avais vite compris que certaines chambres étaient plus difficiles à entretenir que d’autres. Je détestais les baignoires qui obligent à se casser le dos pour les nettoyer.
Bon… j’avoue (en rougissant intérieurement) qu’on peut aussi se casser le dos pour d’autres raisons. Par exemple pour cet étudiant américain qui prenait toujours sa douche au moment où j’arrivais pour faire le ménage.
Come on in guy, don’t worry ! I’m in the bathroom…
On ne résiste pas, à 24 ans en tout cas, à ce genre d’invitation. Come on in guy…
Un sourire franc avec au moins 42 dents en vitrine, des abdos, des épaules si larges, des fesses si rondes. Bref. Le Ken US parfait…
J’ai eu pendant 3 semaines le souci - fort peu professionnel - d’aller changer les serviettes de bain dans la chambre 12, dès que le service du petit déjeuner était fini…
Il y avait un côté blow job d’été tout autant que job d’été stricto sensu
Quand j’y repense aujourd’hui, oui, je pouvais plaire… Je le voulais d’ailleurs. Je n’avais pas peur ni honte du regard de l’autre, qu’il soit fille ou garçon.
Et puis il est reparti à Boston, je suis rentré à Aix-en-Provence… et je me suis retrouvé Alone again (Naturally)…

Après ma douche, je me suis échoué en travers de la courtepointe couleur rose thé. . De tout mon mètre 62. J’avais envie de pleurer…
Alone again (Naturally).
Comme le disait Montesquieu “La tristesse vient de la solitude du cœur.”

Je crois que j’ai dormi un peu, bercé par la radio en sourdine.

J’ai été réveillé par des cris. Des cris de colère et de désespoir. Ça venait de la chambre 4.
Le temps de trouver un t-shirt (même en cas d’urgence j’ai le souci de préserver les convictions esthétiques de mes semblables), j’ai vu plein de clients s’affairer autour de la petite marseillaise qui hurlait sa peine.
J’ai compris entre deux hoquets et trois sanglots qu’il était question de ce fangoule de Toni. Il l’a plaquée.
C’était donc ça… Ce bellâtre inconnu que j’avais vu dans l’après midi entrer puis sortir de la chambre 4, c’était son mec. Qui l’a abandonnée là. Lâchement.

Tout le monde a essayé de calmer, de consoler, de cajoler cette pauvre gamine.
Tout le monde.
Sauf moi.
J’aurais fait quoi de plus ? Je ne la connais pas. Je ne connais pas non plus ces gens qui ont commencé à avoir des bouts de vie en commun.

Un fois de plus, je me suis mis à l’écart depuis mon arrivée à l’auberge.
J’observe, je vois, je comprends des choses. Mais je ne me sens pas le droit d’intervenir. Pour dire quoi ?
Et puis, suis-je le mieux placé pour commenter la lâcheté masculine ?
Marie pourrait s’étouffer si elle me voyait jouer au moralisateur…
Sauf qu’entre elle et moi, on ne parle pas plus de sentiment… On parle divorce, argent et avocat. J’ai été minable, mais elle, c’est une prédatrice.

Et une fois encore, je reste Alone again (naturally).

Notes

[1] Chanson de Gilbert O’Sullivan - 1971

[2] Cet hôtel a vraiment existé

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