Vite, mon carnet. J’écris ces lignes sur le bord de la route, quelque part sur le chemin qui me conduit des monts du Jura à ma prochaine étape, les dolmens de Sévérac.
Je l’ai eu. Je crois. J’en ai fini avec lui. Hier, j’avais décidé de l’affronter une bonne fois. Cesser, enfin, de fuir. Il n’a pas accepté comme ça que je reprenne la main. Il s’est planqué. De tout le jour je n’ai plus pu le voir. J’ai marché jusqu’au bord de l’éperon où il avait, pour la dernière fois, disparu, et en signe de défi j’ai brûlé la carte qu’il avait déchiquetée. Rien. Pas une ombre, pas un bruit. Le soleil à travers les sapins projetait un damier en sous-bois, quelques oiseaux pépiaient, tout était incroyablement normal. Comme si j’avais tout rêvé.
Je suis rentré, j’ai chargé mes bagages, rendu ma clé, tâché de paraître détendu, l’air dégagé. Vos recherches ont-elles bien avancé, oui oui, je vous remercie, il y aura sans doute un livre dans quelque temps, je l’enverrai à l’auberge. Bien sûr.
Et quand je me suis engagé sur la petite route qui ramène de l’auberge au village, en traversant les bois, il était là. Bien sûr.
Comme dans un mauvais film. Mon vieux, tu n’as pas d’imagination, je me suis dit. Debout sur le bas-côté, les yeux blancs dans sa face noire, ses guenilles pendantes, les bras à ses côtés, et comme je m’y attendais, il s’est précipité devant moi. Un coup de volant pour l’éviter et tout finissait contre un sapin particulièrement énorme, sur le bord, de l’autre côté. Comme je voyais venir le coup, je n’ai pas essayé de l’éviter. Je n’ai pas freiné. Je pense même avoir écrasé le champignon, une main ferme sur le volant, l’autre devant les yeux – un choc de fin du monde, lui qui s’écartèle sur mon pare-brise, glisse, disparaît, je continue, je continue, la voiture roule, intacte, pas même une trace sur la vitre. J’entends seulement un petit bruit, un tac-tac-tac à l’arrière. Je ne veux pas aller voir. Je ne m’arrête pas, je ne m’arrête plus.
Je ne me suis arrêté qu’ici, à côté de Paray-le-Monial, parce qu’il faut que je fasse le plein. Le tour de la voiture. Premier regard : pas une trace. Même pas un peu de boue sur la calandre. J’ai rêvé. J’ai tout rêvé, c’est sûr ! Je suis passé à travers un fantôme de mes peurs. Et puis j’ai vu cette ficelle accrochée à ma roue. Voilà le bruit. Je coupe et tire à moi un pendentif grossier que je reconnais vite : le cadavre le portait, sur la photo dans le journal, le cadavre sorti de la tourbière. Qu’est-ce que je vais faire ? Repartir… Repartir… J’ai peur. J’ai peur que sa tête soit accrochée là-dessous. Qu’il me regarde à travers le plancher. Qu’il me suive. Il a passé sept mille ans dans la tourbe : est-ce qu’un capot de voiture peut le détruire, là, comme ça ? Est-ce que…
Il faut que j’aille à Paray. Il y a sûrement un garage… il y a aussi, à ce qu’on dit, des rassemblements cathos. Je crois que j’ai du boulot pour un bataillon d’exorcistes.
1 Commentaire de Sacrip'Anne -
Ah ben ça lui a fait du bien, ce séjour à Philippe, ça fait plaisir de le voir apaisé :D
2 Commentaire de Avril -
Alors ce n’est pas le crâne ancestral mais c’est très bien aussi ;)
Merci de nous avoir débarrassé de ce monstre !
Et tout cela sans que personne ne se rende compte de rien. Un vrai héros de l’ombre ce Philippe.
3 Commentaire de Esteban Biraben -
Brrrr…