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Ann-Kathrin von Aalders, Gräfin von Ersterbach

Chambre 1

Roman d'été - Sommer Novella

Chère Marie-Ange,

Encore une lettre que je ne vous enverrai probablement pas. Ce matin en me réveillant et en voyant Akikazi à mes côtés j’ai eu envie de pleurer. D’ailleurs, je crois bien que quelques larmes ont roulé le long de mes joues sur l’oreiller. Je vous rassure tout de suite, tout va bien. L’amour que nous faisons continue à ravir mes sens. J’ai l’impression d’avoir plus pris au début que donné, comme si mon corps devait rattraper des années de sécheresse, mais nous sommes aujourd’hui arrivés à un meilleur équilibre entre tendresse, passion, découverte et attention. Du moins je l’espère. Après tout je ne suis ni dans son corps, ni dans son cœur, ni dans sa tête et peut-être est-ce très présomptueux de ma part de penser que nous avons atteint un certain équilibre.

J’aime le fait que, comptabilisant à nous deux près d’un siècle (!) nous puissions mettre à profit nos relations passées, érigées en modèle ou au contraire en tranches de vie à ne surtout pas reproduire. Malgré le temps que nous passons ensemble, nous sommes tous les deux très indépendants, ce qui de mon côté est très nouveau et du sien je crois plus proche de son caractère naturel.

Hier soir était un soir comme les autres. Nous étions tous les deux assis sur le balcon à discuter, sa nouvelle chambre est au deuxième étage, mais ne donne pas du côté des renards. Nous parlions d’Asimov que je n’ai pas lu et dont il a entrepris de lire ici le cycle “Fondation”. La science fiction… encore un thème que je n’aurais jamais vraiment abordé avec aucune de mes relations existantes. Je crois que le plus près que je me sois approchée du genre est la trilogie Star Wars originale qu’Alrich m’a obligée à regarder et dont je n’ai retenu que Harrison Ford, jeune. Il m’a conseillé de lire La Main gauche de la nuit, d’Ursula LeGuin, qu’il qualifie de chef d’œuvre du genre. Je vais essayer. Cette aventure m’entraîne sur tant de chemins de traverse aux résultats surprenants !

Il m’a aussi parlé un peu mais à mots couverts, de son envie de changer de travail. Il a l’air de ne plus vouloir être agent d’assurances. Depuis le début de notre histoire je n’arrive pas à réconcilier son métier et ce qu’il m’en dit avec l’homme que j’apprends à connaître, l’homme que je découvre, l’homme que j’aime.

“L’homme que j’aime”. Les mots, Marie-Ange sont venus au bout de ma plume sans que j’y réfléchisse. Peut-être ces mots et ce qu’ils mettent à jour me donneront-ils enfin une direction plus claire ?

Akikazi est si différent de toutes les personnes que j’ai rencontrées jusqu’ici. Je cerne en lui une envie incroyable de partage. Quand il parle de ses passions, notamment la danse, il le fait avec une patience mêlée de fougue qui donne tout simplement envie. Lorsqu’il me parle de Kubrick et de ses films, de Béjart et ses chorégraphies, même d’Asimov qu’il a à peine commencé, je vois s’illuminer son visage, ses yeux brillent et sa voix se fait plus claire. L’art sous toutes ses formes semble le motiver, le toucher, le modeler. Je pourrais rester des heures à l’écouter. D’ailleurs, c’est ce que je fais. Il a évoqué la IXème Symphonie de Beethoven chorégraphiée par Béjart qui se produit à Lausanne l’année prochaine et j’aimerais tellement assister à une représentation à ses côtés !

Mais je tourne autour de ce que je voulais vraiment vous raconter. Nous avons enfin eu cette fameuse conversation :

— Akikazi, tu m’as dit que je pouvais avoir toutes les relations que je veux…

— Oui. Et je le pense.

— Je te crois. Je crois je ne me suis jamais sentie aussi libre et cela me terrorise. J’ai cette sensation grisante que tu as simplement envie d’être avec moi, sensation si différente de celles que j’ai vécues jusqu’ici : le besoin, le devoir et même parfois quelque chose d’animal et d’irrépressible qui ne m’a jamais faite me sentir ni libre ni, maintenant que je peux comparer, femme.

— …

— J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu m’as dit, concernant le fait d’avoir une aventure.

— Parfois réfléchir rend les choses plus compliquées.

— Peut-être. J’ai beaucoup réfléchi et j’en suis venue à la conclusion que je ne suis pas en mesure de te rendre la pareille. J’ai besoin de savoir que notre relation est et sera exclusive.

— …

— Tu ne dis rien ?

Il me regarda, un sourire aux lèvres, ses yeux bruns plongés dans les miens, souriant, comme à son habitude, de tout son corps.

— Je ne suis pas sûr qu’il y ait quelque chose à dire. Et après ta question au restaurant sur “mes intentions”, je crois que j’aimerais savoir les tiennes. Alors je t’écoute…

Je compris à cette remarque l’impossible position dans laquelle Anneliese et surtout moi l’avions mis lors de notre diner et me sentis coupable d’avoir posé cette question mais choisis d’ignorer la remarque.

— Akizaki, intellectuellement, et même viscéralement, je comprends ce que tu veux dire lorsque tu dis que mon corps m’appartient. Je crois que je le comprends aujourd’hui pour la première fois depuis des années. Et je sais que tu as raison. Mon corps m’appartient, fondamentalement. Pourtant, tout aussi viscéralement, je ne peux m’imaginer devoir te partager avec une autre. Ou d’autres. Tout ce que je suis a été pétri dans cette culture de l’appartenance, de la bienséance, des conventions. Armin et moi nous sommes aimés et juré fidélité et il m’a trompée. Il a trahi le serment que nous avions échangé et je suis éreintée de m’être demandé toutes ces années pourquoi. Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce-que je n’ai pas fait ? Ne suis-je pas digne d’être respectée ? J’ai respecté ma part !

Je me mis à pleurer. Il fit un geste pour me prendre la main mais je dérobai la mienne. Je continuai, séchant mes larmes.

— Tout ce qui nous arrive depuis deux semaines a profondément bouleversé mon système de valeurs. En bien. Mais je crois que j’arrive là au bout de ce que je peux changer. J’ai besoin de savoir que tant que nous serons ensemble, il n’y aura pas d’autre femme dans ta vie. Et je me sens déchirée à l’idée de te demander cela parce que je sais, au fond de moi, que c’est injuste.

Il prit une longue inspiration et se mit à parler d’une voix calme.

— Ann-Kathrin, je ne veux pas te faire cette promesse. Et je ne veux pas te la faire exactement pour toutes les raisons que tu évoques. Je ne veux jamais être celui qui te trahit. Il y va de ma liberté, de qui je suis. Il ne s’agit pas ici de chercher activement à te “tromper” — il traça les guillemets en l’air avec ses doigts — je n’ai d’ailleurs jamais eu d’aventure au cours de toutes mes années avec Charlotte. Mais si une histoire comme la nôtre, toi et moi, s’était présentée, je crois que j’aurais voulu pouvoir la vivre.

Des larmes recommencèrent à couler sur mon visage et je ne pus lui répondre. Il continua.

— Je ne veux pas te promettre fidélité, parce que je crois qu’elle est profondément liberticide. Je peux te promettre une seule chose. L’honnêteté.

— Tu me diras si tu envisages de vivre quelque chose avec d’autres partenaires ?

— Je ne te mentirai jamais sur ce que j’ai fait ou pas fait. Mais je ne peux garantir de pouvoir te le dire avant que cela se passe. Je voudrais pouvoir te donner la réponse que tu veux entendre mais ce ne serait pas vrai. Ce que j’ai dit à ta fille est la stricte vérité. Je veux t’apporter le plus de plaisir et de bonheur possible, parce que je suis convaincu qu’en vivant notre aventure, nous nous faisons mutuellement du bien.

— J’ai tellement peur… Je sens la fin de notre séjour qui s’approche et j’ai peur de ce qui vient après.

— Ici, et maintenant, répondit-il avant de m’attirer à lui et de m’embrasser dans un sourire.

Cette conversation s’est arrêtée là, Marie-Ange, et je ne sais qu’en faire. Quel avenir pour notre histoire ? J’ai l’impression de vivre un mauvais roman, d’être l’héroïne cliché de l’une de ces sagas de l’été dont on sait tout du long qu’elles vont bien se terminer. Sauf que là tout de suite, je ne suis vraiment pas certaine du dénouement.

Quelle ironie aussi. “L’homme que j’aime” m’a fait goûter à la liberté et je vais devoir composer avec. Je ne sais pas si je suis taillée pour ça.

Je vous embrasse,

A-K. v. A.

PS. Finalement j’ai décidé de vous envoyer cette lettre. À très vite !

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