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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Les duettistes en Skoda

On a dû rester cinq minutes montre en main à l’hôpital, le temps qu’on nous explique que Denis ne recevrait pas de visites, non non non, même de son employeuse, et qu’il serait bien qu’on lui rapporte avant la fin de la semaine ses affaires personnelles car il allait être transféré à Dole dans une maison de repos. L’accident de la route en lui-même n’avait pas été trop grave mais avait mis au jour un nervous breakdown comme dirait Henri[1] qu’il ne fallait pas traiter à la légère.


Henri était dépité, dé-pi-té, d’avoir à repartir avec son énorme panier de victuailles préparé avec amour pour son collègue. Même la perspective de s’arrêter en route chez un caviste de leurs amis ne sembla pas le réjouir.

« T’es sûr que c’est une bonne idée ? », avait-il demandé à Gaston avec un coup d’œil fort peu discret dans ma direction.

En remontant dans la voiture je tentai de le rassurer. Il avait l’air tellement déçu de ne pas avoir pu offrir son cadeau en nourritures solides pour Denis que ça valait bien quelque rattrapage en liquides.

« Rho ça va les garçons, on peut s’y arrêter. Je sais bien que vous aimez boire des coups entre vous. C’est un secret de Polichinelle. Je ne fais pas partie de la Ligue de Vertu, vous pouvez bien faire comme vous voulez en dehors des heures de travail, même si je pense que côté santé ça n’est pas le top.

— Ah ça non, jamais pendant les heures de travail, manquerait plus que ça. On sait se tenir, Petite Patronne ! D’ailleurs, on disait à Vernon… »

Gaston alluma la radio, mais c’était un peu trop fort pour qu’on puisse continuer à bavarder.

« Baisse s’il te plaît, Gaston, on ne s’entend plus.

— Ah oui pardon, Jeanne, mon doigt a ripé, je vais la mettre à un niveau un peu plus convenable. Manquerait plus qu’on te casse les oreilles, hein Henri ?

— Ça va, ça va, roule donc, imbécile. J’ai compris, je dis plus rien.

— Mais non Henri, ne te laisse pas impressionner par Gaston. Moi j’aime bien quand tu racontes. Comme à l’aller avec le client qui régale la compagnie avec ses histoires de fantômes chez Madeline et Victor ou la partie de pêche avec Natacha. Elle me fait décidément bonne impression cette jeune femme. Elle n’est pas du tout aussi écervelée qu’elle me semblait au premier abord.

— Tu veux dire que si tu avais réalisé ça plus vite, j’aurais pas été obligé de jouer les Valérie Damidot à Bourg avec Adèle et elle ?

— Damidot ? Mais qu’est-ce que tu racontes, Henri ? Ah j’ai compris… Tu confonds. Damidot s’occupe de décoration intérieure, pas de relooking.

— C’est du pareil au même, c’est juste le support qui change.

— Tu le fais bien, Henri, j’avoue.

— Je fais bien quoi ?

— Jouer au con. Tu fais ça avec tout le monde ou juste avec tes patrons pour qu’ils te foutent la paix ?

— Avec tout le monde, je te rassure, intervient Gaston. Il a des prédispositions faut dire.

— J’ai des prédispositions à te cogner sur la gueule aussi, mon lascar, fais gaffe à toi. »

Et les voilà repartis dans leur numéro de duettistes, dont ils ont l’air de ne jamais vouloir se lasser…

Je les laisse à leurs jeux tandis que mes pensées divaguent en songeant à Denis. Profitant d’un silence, je grimace :

« J’aurais dû voir que quelque chose n’allait pas quand même. J’ai dû lui imposer un rythme infernal pour qu’il parte en burn-out en six semaines.

— Ah tiens ça faisait longtemps que tu n’avais pas cherché des orties pour te fouetter. Ça n’arrive pas en six semaines, Jeanne. Au pire ça peut être un déclencheur mais ça date forcément de bien avant, crois-moi.

— Ah ça tu peux le croire, le Gaston. Il te dira qu’il faut des mois et des années d’une vie de con, plus une rousse adorable que t’as vraiment envie de faire chier, plus oublier que t’as des potes, plus une sœur que tu veux rendre dingue, plus…

— Henri.

— Oui d’accord j’ai compris. Je dis plus rien. Remets la radio, va, Ducon. »

Hum, cette fois je ne vais pas relancer, j’ai l’impression qu’Henri a un peu trop levé le capot pour Gaston. (Une rousse ? Mais alors il connaissait déjà Anna avant qu’elle s’installe à l’auberge ?)


On roule en silence jusqu’à la librairie. La pile de livres qui attend Gaston lui redonne le sourire. L’air gourmand avec lequel il range soigneusement son trésor dans sa besace confirme le retour de sa bonne humeur.

« Gaston, c’est bientôt l’anniversaire d’Adèle, je peux lui acheter des livres que tu planqueras chez toi jusqu’au 13 août ?

— Oui pas de problèmes. Et maintenant que je le sais, je vais lui en prendre quelques-uns moi aussi.

— Moi j’ai déjà acheté son cadeau, glisse Henri tout fiérot. Une belle canne à pêche et tout ce qu’il faut avec.

— Waw, quelle bonne idée, elle va être super contente ! Et ça me touche beaucoup moi aussi.

— Je l’aime bien ta môme. Elle me fait un peu penser à Charlie petite, en moins explosif quand même.

— Charlie, explosive ? Elle a bien changé alors. J’adore l’avoir à l’auberge justement parce qu’elle est toujours d’humeur égale, joyeuse et enthousiaste. »

Les deux compères partent dans un rire homérique. Les voilà réconciliés à mes dépens.

« Pardon Jeanne, tu peux pas comprendre. Promis on te racontera, pas aujourd’hui mais on te racontera. Ou elle. Bon on va chez le caviste maintenant ?

— Et si vous voulez, plutôt que je garde le contenu de mon panier en égoïste, après on va chez moi et on se fait un apéro-dîner avec son contenu ?

— D’accord, j’appellerai à l’auberge pendant que vous serez dans la boutique pour savoir si Janette est ok pour faire dîner Adèle avec le personnel et demander à Vernon si tout se passe bien. On ne rentrera pas tard par contre, j’ai promis à Adèle une soirée “entre filles”.

— Ça me va aussi, j’ai du sommeil en retard vu que j’ai pas pu faire la sieste », approuve Henri en remontant dans la voiture.


On roule vers chez Henri. En sortant de Saint-Claude, Gaston me montre un garage :

« C’est un garage à Marco et la bande, mais c’est pour le tout-venant, ils y sont rarement. Ils sont plutôt dans leur “bunker” en contrebas de Saint-Claude. Sinon on aurait pu s’y arrêter, vous n’aviez pas un rendez-vous à prendre tous les deux ?

— On n’avait rien dit de précis, vaguement cette semaine mais ça ne va pas être possible. Entre la balade de lundi et aujourd’hui je me suis suffisamment absentée, je préfère qu’il vienne à un moment où j’aurai du temps. Je l’appellerai dans quelques jours, quand j’y verrai plus clair.

— Tu n’es pas en train de te défiler ?

— Me défiler de quoi ? De faire expertiser mon combi ?

— Hey, Henri, t’as vu ? Elle le fait bien elle aussi de jouer à l’andouille.

— J’ai vu, j’ai vu, je vois toutes les baleines sous tous les cailloux, je les entends qui chantent pour qu’on les écoute.

— Mais sérieusement, je vois bien où vous voulez en venir, mais pour l’instant pour moi Marco est un copain de Gaston, très sympa et qui s’y connaît en combis. Je ne dis pas qu’il n’y aura pas de suite, j’essaie de vous faire comprendre que je ne suis pas le genre à tomber dans les pommes au premier regard et écrire des lettres enflammées dans mon journal intime.

— Tu tomberais plutôt dans les camping-cars au premier regard, alors ? »

Je regarde Henri de travers, mais il n’a pas tort.

« Voilà. C’est bien les camping-cars. Ça vient, ça repart, ça demande rien, ça fait des beaux voyages dont on garde de beaux souvenirs d’endroits où l’on ne retournera pas.

— Et Marco…

— Ben Marco il bouge pas, il est d’ici et il y restera. Je vais commencer par mettre un orteil dans l’eau si vous n’y voyez pas d’inconvénients. Et puis pourquoi je vous réponds moi ? Surtout si c’est pour aller baver chez Madeline et Victor après !

— Oups… Je plaide coupable mais tu as raison, je tiendrai désormais ma langue. Et tu as raison que ça ne nous regarde pas, mais faut pas nous en vouloir, on s’intéresse à toi, alors on peut pas te garantir qu’on ne posera plus de questions ou qu’on ne te rappellera pas que tu dois mettre des trucs dans ton agenda.

— Mouais d’accord, admettons. Bon, on va les manger ces rillettes ? Ça va refroidir ! »

Note

[1] Il adore ce film.

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