Je pars dans deux jours, mais j’avancerais mon départ, si ce n’était pas le cas. Une fuite. Il n’y a plus rien d’autre à faire. Je suis resté cloîtré deux jours, après l’affaire de cet ahuri de comte. D’un autre côté, c’est la seule personne de l’auberge à s’être aperçue de ma présence, hormis les tenanciers. Me voilà rassuré sur ma capacité à n’attirer l’attention ou l’intérêt de personne. Je peux passer couvert de boue, implorant un cognac, on me le tend sans presque me regarder, et le lendemain, personne, pas même l’aubergiste, ne me demande si je me sens mieux. La petite scène avec le comte n’a pas eu d’autre témoin que son laquais. Je l’ai recroisé parfois. Il fait comme les autres : se comporte comme si j’étais absolument transparent.
Déjà un fantôme. Déjà à demi dans un autre monde. Déjà en train de glisser – sous la tourbe ? J’entends leurs conversations comme à travers un épais mur de verre. Je craignais d’avoir ameuté Pollox en saoulant les vieux pour en savoir plus sur le Bourdis. Perdu. Ce qui les tourneboule, c’est qu’un chasseur de scoops a débarqué à l’auberge Dieu sait comment, photographié deux résidents qui sont, paraît-il, des gens connus (un cinéaste et une aristo autrichienne, une Von und Zu quelconque plus remplie de morgue qu’il n’y a de boue au Bourdis) en train de papoter, et paf, voilà l’auberge du pays en couverture de je ne sais quel Voici Gala Ici Paris. Et bim, le pays sens dessus dessous pire que si Neymar venait de signer à Sochaux.
Ce monde-là, je le traverse comme un spectre. Il ne me voit pas, et ça me va, au fond, très bien. Qu’est-ce que je leur dirais ? Fuir, d’une manière ou d’une autre, comme devant le comte, ou passer pour un fou.
Il faut m’y faire, dans cette histoire, je suis seul. Seul. Jeté au fond d’un puits.
Qu’est-ce que je leur dirais ? Que se passerait-il si j’allais dire au larbin du comte que j’ai encore vu l’homme tourbeux, l’homme à la face pourrie, distinctement, sous les arbres, pendant qu’eux tous piquaient des crawls pour ramener au bord cette sinistre andouille de comte Romachin qui bramait (à ce qu’on dit) Boris Godounov au milieu du lac, debout sur une barcasse, cuit comme une dorade, à en prendre feu si on avait tendu une allumette ?
Que je l’ai vu derrière un arbre quand au bout de trois jours enfermé, j’ai enfin osé sortir sur le plus proche des chemins de randonnée ? Une fois, deux fois, et la troisième il m’a distinctement fait signe, et j’ai couru derrière lui à perdre haleine jusqu’à faillir dégringoler du haut d’un éperon, vingt mètres au-dessus d’une espèce de ravin où il espérait sans doute que je me tue ?
Qu’à force de recherches, j’ai fini par m’apercevoir qu’en 1972, une pelle à tourbe donnant son dernier coup avait extrait un corps habillé exactement comme ce type-là, daté vaguement de l’âge du Bronze ? Aujourd’hui, oh ! on le capturerait dans les règles de l’art, comme Ötzi, on le placerait dans un cercueil réfrigéré pour l’étudier tout à loisir et il ne serait pas là, à me tourner autour en essayant de me tuer. Des décisions trop tardives, un abruti de brigadier refusant de croire à la trouvaille archéologique, persuadé de reconnaître un alcoolo du coin évaporé en 63, et plouitch, liquéfié, disparu le cadavre, on l’a perdu, p-e-r-d-u, on pense que la morgue l’a jeté et il n’en reste que deux bouts de corde et une savate au musée de Saint-Claude.
Je sais où il est. Il a réintégré sa tourbière et il essaie de se venger. Aucun doute à avoir sur ce visage, ces yeux sur la coupure de presse scannée sur un vague site d’archéo amateur.
Ce soir après le repas, j’ai trouvé ma carte, cette fois, complètement lacérée. Il n’en a plus besoin. Non, je ne peux plus fuir. Je le cherche. Il me cherche. La rencontre aura lieu. Elle doit avoir lieu.
1 Commentaire de Come-de-la-Caterie -
Philippe va donc laisser les clients de l’auberge seuls avec un épouvantail tourbeux en goguette sous les ramées ?
Mais… “je ne suis pas là pour souffrir, ok ?”
2 Commentaire de Jeanne Lalochère -
Philippe, je crois qu’une petite tisane vous ferait le plus grand bien. Venez donc au salon, je reviens tout de suite.
3 Commentaire de Sacrip'Anne -
Y a peut-être moyen de moyenner un peu de Nuit Tranquille ?
4 Commentaire de notafish -
Sacrip’Anne je me disais exactement la même chose. Jeanne, on va demander a Alexeï s’il veut bien nous filer un peu de vodka pour mettre dans le thé.
5 Commentaire de Alexeï Dolgoroukov -
Alexeï, il est homme de compagnie avec un beau contrat de travail, un salaire, des congés, et il tend à ne pas être partageur quand on le traite de larbin. Quel dommage, car en plus il est plutôt doué pour écouter les âmes tourmentées, mais seulement celles qui ne le considèrent pas comme de la merde (ou de la tourbe) :D
6 Commentaire de Avril -
♫ Cellophane
Mister Cellophane
Shoulda Been My Name
Mister Cellophane
‘Cause You Can Look Right Through Me
Walk Right By Me
And Never Know I’m There… ♫
7 Commentaire de Avril -
Non, non, tu n’anticipes pas ton départ.
Bonjour Monsieur Genette,
Votre mission, que nous vous demandons d’accepter, est de débarrasser le Jura de ce fantôme boueux. Vous avez jusqu’à Samedi 15h. Bien entendu, si vous vous faites prendre, le département d’état niera tout comme d’hab. Ce commentaire ne s’autodétruira pas.
;)
8 Commentaire de Marionnettiste de Philippe -
Philippe n’a aucune envie de partager quoi que ce soit: il n’est pas fou, il sait très bien que s’il en dit trop, c’est là qu’on l’enfermera (chez les fous!) Mais forcément, ça ne le rend pas de très bonne humeur: bien pire, ça le rend aigre et bougon à décourager Natou elle-même.
Il n’aime personne, tout le monde à ses yeux est aveugle, stupide, obtus, et en plus il ne picole pas ! Vous imaginez le degré de macération ?
Par contre, il a bien pris note de la mission, mais je ne sais pas encore quelle forme elle va prendre… Je ne vois pas trop Philippe hurler “Par le pouvoir du crâne ancestral” devant la tourbière et pulvériser l’importun à coups de rayons lumineux très méchants: ce serait un peu too much.
9 Commentaire de Avril -
J’aurais beaucoup ri à voir Philippe « détenir la force toute puissaaaaaaante » pourtant. Too much ? Peut-être. Mais juste un poil.