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Virginie Le Gléau

Chambre 17

Le brouillard s'est levé

Mon séjour à l’auberge prendra fin dans trois jours. Comme toujours, les vacances auront paru trop courtes même si je me refuse à me plaindre: combien de personnes - dont beaucoup de mes confrères, et la grande majorité des paysans que je connais - ne pourront même pas envisager de partir quelques jours, faute de remplaçant? Et puis surtout, je ne suis plus la même que celle qui est arrivée ici. Contrairement à la semaine dernière, la fin des vacances ne me tord plus l’estomac. Je me sens capable d’affronter l’avenir.
Depuis vendredi, une réflexion tourne dans ma tête. J’ai commencé à la formuler en échangeant quelques mots avec Natou, dimanche matin. Je vais quitter cette vie qui ne me convient plus, d’une façon ou d’une autre. Je vais laisser derrière moi Cherbourg, Matthieu et sa postière, la clinique canine, mon associée, mes souvenirs agréables ou non, et ma vie va changer. Cette phrase, lue je ne sais plus où, me revient sans cesse: “Rien ne sera plus jamais comme avant. Ce sera encore mieux!” Je l’ai calligraphiée en grand lettrage sur deux pages du cahier. Elle me donne le sourire.
Natou aussi me donne le sourire. Elle s’est mangé bien pire que moi depuis l’enfance, et malgré tout elle va de l’avant. Je sais à qui elle me fait penser, aussi incongrue que puisse paraître la comparaison: à ma grand-mère Maryvonne, qui acceptait les coups du sort sans rechigner, qui s’adaptait à tout et qui élevait ses six enfants dans la joie. Natou, je te souhaite le meilleur, où que tu ailles, avec ou sans ton Toni qui me fait un peu trop penser à Matthieu par moments. Je ne te dirai rien, je ne veux pas être de ces vieilles filles aigries qui détestent les hommes dans leur ensemble, par principe. J’espère juste qu’il vaut mieux que ce qu’il paraît.
Depuis que ma brume s’est dissipée, je regarde enfin les autres. Il y a ceux avec qui j’ai échangé quelques mots: Natou, bien sûr, si lumineuse; Jeanne l’aubergiste, qui malgré son surmenage et tous les soucis que peut lui causer l’auberge, manifeste à tous la même bienveillance sereine; Hugo, dont la force de caractère et les talents surprenants promettent un destin remarquable; Julia, qui est partie lundi, emportant son aura de zénitude et de mystère. Et puis tous ceux que j’ai juste croisés ou observés de loin, qui m’intriguent ou que je regrette de ne pas connaître mieux. Cette petite mamie qui me rappelle mon autre grand-mère, mémé Soizic, ce couple de randonneurs si dissemblables - lui sportif et sociable, elle fragile et réservée - et pourtant paraissant si unis. Mon voisin de palier qui paraît toujours hagard quand je le croise. Notre inénarrable comte-baryton Romanov et son assistant au regard facétieux. La jeune fille qui s’enferme des heures durant dans sa chambre pour faire des recherches généalogiques. Et tous les autres, les membres du personnel que j’ai côtoyés, les autres clients que j’ai juste aperçus.
Avant, j’aimais les gens. Quand j’ai commencé en clientèle rurale, dans ce petit village du sud-ouest, je les aimais tous. J’aimais les vaches, les douces, les peureuses, les résignées, les vicieuses, et même celles qui te balançaient un bon coup de pied juste après la prise de sang, pour se venger; j’aimais les chiens, les chats, les sauvages, les dociles, le matou du quartier lardé de cicatrices, le foldingue qui crachait dans sa caisse de transport; et puis j’aimais leurs propriétaires, tous, les pépés à casquette avec leur mégot au coin de la bouche, les ados qui venaient avec le chien en travers du scooter, les mamies avec leur tablier à fleurs, le bêta du village qui ne comprenait rien, les chasseurs avec leurs chiens imperméables au mal et qui n’avaient peur de rien, et même le gars qui gueulait tout le temps sur ses vaches et son frère, je l’aimais bien, je ne lui en voulais pas. Il ne savait faire que ça, on ne lui avait jamais appris autrement.
Avec les animaux aussi bien que les gens j’avais une patience inébranlable, parce que je les aimais. Et puis le temps a dissipé tout ça, petit à petit, sans que je m’en aperçoive. Je me retrouvais comme acculée au fond d’un tunnel, piégée, et tout m’agressait.
Je crois que je recommence à les aimer.

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