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Ann-Kathrin von Aalders, Gräfin von Ersterbach

Chambre 1

Opéra sur lac - Oper am See

Chère Marie-Ange,

Les jours se suivent au creux du Jura et se ressemblent, ou pas. Depuis une ou deux semaines, un vieil homme, un comte russe, est arrivé, qui ne cesse de faire des siennes, il s’appelle Vladimir Nikolaïevitch Romanov, et se présente comme l’un des derniers Romanov. Il est accompagné d’un… homme à tout faire ? Aide de camp ? Secrétaire ? Un Alexeï Dolgoroukov qui semble faire preuve d’une patience à toute épreuve et me paraît être aussi russe que moi.

J’ai entendu dire que le comte s’était promené tout nu dans l’auberge, j’ai vaguement été réveillée il y a quelques jours par ce qui s’est avéré être sa musique à fort volume au milieu de la nuit et voilà qu’hier après-midi j’ai pu assister en direct à sa dernière facétie. Je revenais d’une promenade au cours de laquelle j’avais exploré quelques sentiers escarpés des alentours et arrivai près du lac. Je vis sur la berge un attroupement en même temps que j’entendis ce qui, je crois, était un couplet de Boris Godounov, l’Opéra de Moussorgsky. Je me souviens que la premiere fois que je l’ai vu était un 13 août, date de mon anniversaire de mariage avec Armin. C’était d’ailleurs notre cadeau de mariage. Quand nous nous en faisions encore.

Bizarrement, la voix semblait venir du lac. Effectivement, juché sur une barque en plein milieu de l’étendue d’eau, en train de chanter dans un micro, c’était le comte russe qui se donnait en spectacle. Honnêtement Marie-Ange, je ne suis pas certaine que cet homme soit un vrai comte, mais c’est un vrai baryton. Anneliese a tenté de trouver trace de son titre en demandant à Alrich, dont la généalogie est le hobby, de faire des recherches — drôle de hobby à 17 ans, d’ailleurs, c’est plus souvent un passe-temps de retraité que d’adolescent — mais il n’a trouvé que des informations contradictoires à son sujet. Donc dans le doute… Laissons-le jouir du titre. En revanche je m’égare. Le comte donc, qui est quand même au moins octogénaire, était au milieu du lac. Sur la berge, un attroupement était en train de se former avec de nombreuses personnes riant à gorge déployée. J’ai reconnu la postière que je vois souvent quand je vais déposer les lettres que je vous envoie, et je crois avoir aussi aperçu la patronne (je crois ?) du Café des Sapins à Pollox.

L’apothéose de cet épisode déjà bien rocambolesque en soi a été la baignade collective, probablement non souhaitée. L’homme de main du comte s’est jeté à l’eau accompagné de trois autres (je n’ai reconnu que le factotum et je crois un livreur qui vient souvent a l’auberge) qui ont tous plongé pour ramener la barque sur la rive en la poussant à la nage. Tout cela dans l’hilarité générale.

En remontant vers l’auberge encadré par deux hommes ruisselants, le vieux comte se mit à crier en apercevant Anneliese qui portait sa robe préférée.

— Jeune fille en rrrrobe rrrouge. Outrrrage et trrraîitrrrrise cachée derrrièrrre visage angélique ! Jeunesse rrrouge assassine et bolchévique !

Anneliese ne se démonta pas et lui répondit, se présentant en esquissant une révérence parfaite :

— Anneliese von Aalders, Comtesse d’Ersterbach, votre Grâce.

Le vieil homme continua :

— Comtesse avec rrrrobe rrrrouge ? Pas possible vous êtrrre comtesse et trrrrahir la cause de la sorrrrte. Infiltrrrration et mensonge ! Seuls Rrrromanov avoir la loyauté vérrrridique.

Anneliese tentait désespérément de garder son sérieux mais ne put s’empêcher de rire un peu.

— Rrrrouge demoiselle rrrrirrrrre, humeur badine cache grrrrand complot !

Les deux hommes qui l’encadraient, leurs visages pourpres sous l’effet de l’effort et du froid de l’eau combinés, le tirèrent plus avant et réussirent à le ramener à l’auberge sans qu’il n’ait le temps d’invectiver ma fille plus avant.

Lorsque j’ai rejoint Anneliese, nous n’avons pu nous empêcher de rire et sommes remontées pour prendre un thé. Arrivées à l’auberge, nous avons croisé la cheffe cuisinière, avec ce qui ressemblait à une pelle à tarte à la main. Elle était probablement sortie de sa cuisine en coup de vent (peut-être alors qu’elle préparait sa fameuse tarte pêche-abricot) pour comprendre les raisons de la commotion au dehors.

Cette après-midi divertissante m’a permis de laisser de côté les questions compliquées qui tournent toujours dans ma tête et notamment cette conversation que je voudrais avoir avec Akikazi. J’essaie de pratiquer le quatrième pilier de l’ikigai : “la joie des petites choses”. Qui eût cru, Marie-Ange, que je prêterais un jour plus d’une minute d’attention à ce que j’appelais sornettes pas plus tard qu’il y a un mois.

Les jours se suivent et je ne me ressemble pas…

Je vous embrasse de toute la force de mon amitié,

A-K. v. A.

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