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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Écrire sur les murs du silence

— J’devrais pas te parler, tu sais. Tu l’mérites pas.
— …
— Déjà, tu réponds même pas quand je t’cause. Mais, ça, je commence à m’y faire et même à l’apprécier. Ça me fait des vacances. J’crois qu’elle me manque pas, ta boîte à camembert.
— …
— Ce qui passe moyen, c’est qu’il a fallu que tu te retrouves désossé pour revenir passer du temps ici. Que t’as pas donné beaucoup de nouvelles depuis quelques années et que c’est tout juste si tu m’avais présenté à ta rouquine, à l’époque. Beau brin, d’ailleurs. Sûr que tu le dois à mon coaching avisé mais j’attends pas de remerciements, va. Casse pas la tête !
— …
— Écoute, gars. Je sais bien que c’est pas des pirouettes en bagnole qui ont pu avoir raison de ta satanée langue trop pendue. On m’a dit qu’elle était bien dans ta bouche et qu’elle n’avait pas fini collée sur l’airbag. C’est pas la cabriole qui t’a coupé la chique. On m’la fera pas. T’as dû faire une grosse connerie. Et puis, la minote, elle passait son temps à pleurer ou à faire des crises quand elle revenait le week-end et que t’étais encore à Hauteville. Comme tout le monde savait que tu finirais par gambader à nouveau, ça pouvait pas être la cause de ses tempêtes…
— …
— Pis… Je sens que tu vas bientôt finir par la rouvrir, ta grande gueule. J’le vois à tes yeux. Y a un truc qui manquait et qui commence à refaire surface. Tu crois que je ne te vois pas te marrer en douce, ces dernières semaines quand j’t’parle, hein ? Certain que tu te fiches de moi dans ton réservoir à conneries et que ça te démange de me sortir une crasse…
— …
— Tiens ! Tu vois !
— …
— Bon. Faut que j’t’laisse. J’ai auberge. J’ai promis à Blanche de regarder cette histoire de fuite du côté de la plonge. J’repasserai p’têt pas avant demain. Alors va pas raconter des conneries derrière mon dos !

Ça ne devrait plus me surprendre, tous ces petits instants qui me reviennent en mémoire. Surtout depuis notre tête-à-tête nocturne, à Charlie et moi. (Note to self : essayer de refaire le plein de Lagavulin, cet après-midi à Saint-Claude. Entre l’hôpital et la librairie, genre ?).

Comme le dirait Henri, Quand le siphon est bien bouché, faut pas s’faire chier avec la chimie. La ventouse. Une bonne grosse ventouse. Y a que ça de vrai pour faire remonter tout le bouchon de merde en surface.

Je sens que ça n’a pas fini de dégorger, tiens !


Les derniers mots que j’avais prononcés avaient poussé dehors les deux plus belles femmes de ma vie d’alors. (Après, toi, maman, oui. Je ne te connaissais qu’à peine à l’époque, Léo, je te le rappelle. On ne sait jamais : ce carnet pourrait fuiter un jour…). Elles étaient parties accompagnées par des pleurs, des cris, un claquement de porte. Le silence qui s’était ensuivi m’avait étouffé. Il m’avait chopé violemment la gorge et l’avait serrée si fort que j’en avais entendu ma trachée s’écraser. Comment mes cordes vocales auraient-elles pu ne pas morfler dans de telles conditions ? Je vous le demande. Mais ça, à l’hosto, les psys ne l’avaient pas compris. Ces rigolos étaient venus me rendre visite au bout de quelques jours. Conscients du choc que j’avais subi. Que je n’étais pas le seul à me retrouver un jour dans une telle situation. Que ça pouvait parfois être long mais que ça ne durerait pas. Qu’ils étaient là pour moi et que nous allions faire un bout de chemin ensemble. Qu’ils m’accompagneraient, eux aussi, pendant ma rééducation physique. Lorsque je sortirais de ce lit, puis du fauteuil, que je me débarrasserais des béquilles, et après, même, si je le souhaitais. Dès la deuxième visite, j’ai vu celui qui semblait être le plus savant inscrire seulement quatre petites lettres capitales en haut de ce qui était très certainement mon dossier.

T.S.P.T.

Pauvre connard.
Même aujourd’hui, je suis persuadé que tu ne sais rien de ce putain de traumatisme…


Je n’avais plus revu Charlie depuis mon réveil et la scène qui en avait résulté. Lorsque mes parents passaient me rendre visite, c’est-à-dire presque tous les jours malgré les trajets pénibles entre la maison et cet hôpital lyonnais, ils m’en parlaient assez peu également. Sauf maman qui s’inquiétait beaucoup pour elle, surtout au sujet de cette découverte tardive de son homosexualité. Et puis, Léona, aussi belle et gentille qu’elle puisse être… Elle est encore plus jeune que Charlotte, tout de même ! J’ai peur que ça leur cause des problèmes, ce ne sont encore que des enfants. Je crois aussi que Charlotte ne sait plus trop sur quel pied danser depuis quelque temps….

C’était les rares moments où j’éprouvais l’envie de parler. Pour rassurer maman. Pour lui dire que ces derniers mois, Charlie n’avait jamais aussi bien dansé. Elle n’avait sûrement pas fini de s’améliorer. Qu’elle finirait étoile. Que Léona était une bénédiction et l’enduit inespéré qu’il fallait pour colmater les multiples petites failles de notre bout de chou un peu torturé.

Mais c’était comme dans un sable mouvant. Chaque tentative d’effort ne faisait que m’attirer un peu plus vers le fond.

J’avais également deviné qu’un pacte avait été conclu. Pas forcément explicitement. Un pacte silencieux. Plus personne ne prononçait le prénom de Mélanie. Plus personne ne faisait allusion à Mélanie. Peut-être même que Mélanie n’avait jamais existé et que je n’avais fait que l’inventer.

Mais lorsque mon esprit était prêt à douter, à l’effacer, mon corps qui gardait profondément des traces d’elle me la ramenait.


C’était toujours maman qui tenait le crachoir lorsqu’ils venaient. Papa Gaby, lui, il me regardait assez mauvais. C’était le seul dont je supportais le regard. Que dis-je, dont j’appréciais le regard, lors des visites. Il y avait bien de l’amour et de la peine dans le sien aussi, oh c’est certain, ce n’est pas du tout la question ! Par contre, je n’y lisais ni pitié, ni compassion. De l’accusation. De la déception. De la colère. Du ressenti taiseux. Des trucs qui demanderaient forcément à sortir un jour. Du Faudra bien qu’on finisse par s’expliquer d’homme à homme… Mais il allait attendre mon rétablissement. Je le savais. Et je savais à quel point il était entêté pour parvenir à ses fins. Papa devait être au courant (spoiler : il l’était). Charlie avait dû lui confier ces choses qu’elle ne disait jamais à maman, mais qu’elle pouvait laisser échapper dans les bras de son père, les jours en creux, entre deux sanglots.

J’aurais aimé que papa puisse une fois me rendre visite seul, exclusivement et longuement seul, à ce moment-là. Ça m’aurait peut-être fait gagner du temps. Ça m’aurait évité de m’enfoncer toujours un peu plus. Et puis… Ça en aurait bouché un sérieux coin à ces imbéciles de psys qui n’avaient pas compris l’essentiel.

Je ne me considérais pas comme une victime. J’étais le responsable. Je me sentais coupable. Je me savais coupable.

J’avais besoin d’un procès.
Je devais entendre les accusations.
Je devais devoir me défendre.
Je devais recevoir un verdict.

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