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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Crossroads

— Tu te doutes que tu n’auras certainement pas les réponses à toutes tes questions, n’est-ce pas ? Pas que je tienne à te cacher quoi que ce soit, non. Bien au contraire. Il est plus que temps que je me débarrasse de tout ça. C’est juste que je n’ai pas encore tous les éléments, toutes les explications, toutes les pièces du puzzle. C’est encore de l’ordre du work in progress, tu sais…
— Noté. Mais… Continue. Ne t’arrête pas.
— Bien… Je vais tâcher de remettre toute cette histoire dans son contexte. Son vrai contexte. Parce que l’origine ne remonte pas aux seules semaines qui ont précédé l’accident. Et, oui, je t’assure qu’il s’agissait réellement d’un accident. Mais j’y reviendrai plus tard. Dans les faits, j’ai commencé à louvoyer en 2010. Après le 3e tour de table pour asseoir solidement les finances de Mercury Genetics, j’en ressortais alors avec un compte en banque dont le nombre de zéros commençait à me donner le tournis. J’en profitais pour complètement me retirer de l’affaire, n’ayant plus trop ma place là-dedans, ma mission première ayant été parfaitement accomplie. Qui plus est dans un secteur qui me dépassait déjà depuis un moment. Je me retrouvais du jour au lendemain, ou presque, dans la position de l’enfant béni : la trentaine à peine entamée, je pouvais flamber à ma guise et m’offrir une retraite dorée si je le souhaitais, je partageais ma vie depuis cinq ans avec l’incarnation juvénile de Jessica Rabbit et nous étions toujours aussi passionnés qu’à notre toute première rencontre. Que demander de plus, hein ? Rien. Franchement, rien. Est-elle toujours aussi belle ?
— Gaz’… Tu crois sérieusement que je vais répondre à cette question ? Continue.
— OK. Bon… Je crois bien que c’est ce qui a tout déclenché. Je n’avais jamais réfléchi à ça. Je n’y avais jamais pensé à ce fichu « Et maintenant, alors ? Je fais quoi ? ». Je me suis mis à ressasser ma chance. Jusqu’à ce qu’il ne me reste vraiment plus que cela en tête : « chance ». Je n’avais fait qu’écouter mon instinct, mes intuitions. J’avais toujours été là aux bons moments, rencontré les bonnes personnes et les bons projets. Dans de telles conditions, échouer aurait été impossible. N’importe qui aurait réussi aussi bien. Le premier crétin venu aurait réussi. D’ailleurs, au fond, j’étais bien un crétin du Jura, non ?


Nous commencions à nous enfoncer dans la zone plus dense des bois. Charlie avait parfois un peu de mal à suivre, surtout sans torche, et comme un animal j’avais l’impression de sentir monter sa peur.

— Promis, Sis’ : on y est presque et tu as bien vu lorsque je faisais le sac que je n’ai pas pris de pelle. Il n’y a aucun risque. Quand tu verras, tu comprendras.
— Je peux te prendre la main, tout de même ?

J’ai souri en lui tendant ma paluche, dans laquelle elle s’est empressée de glisser sa petite patte. Anna s’est invitée un instant dans mon esprit et j’ai dû faire un effort pour retrouver et reprendre le fil de mon récit.


— C’est pour ça que tu es rentré chez Carlyle, alors ?
— Oui, frangine. C’était eux que j’avais réussi à appâter au 3e tour de table. J’avais donc les bons contacts et ils n’ont pas hésité un instant à me recruter comme « sourcier », en gros : dénicheur de pépites rares et promesses de gros profits potentiels. Cette suite-là, tu en connais aussi les grandes lignes. Toujours entre deux vols, à jongler entre les dossiers, à analyser des monticules de données, à modéliser tout ça pour tenter de lire l’avenir et d’évaluer les risques, etc. Et je m’en sortais plutôt pas mal. Je m’étais juste foutu un excédent de pression personnelle. J’ai commencé à me foutre régulièrement des trucs dans le nez, coke et amphéts principalement, à picoler pour un rien aussi. Mel a vite deviné ce qui était en train de se passer. Elle a commencé à me parler de projet de vie, de prendre une grande maison dans un coin paumé et sauvage, sans télévision, sans téléphone, sans internet. Qu’on avait déjà plus que trop pour vivre très longtemps, très bien, sans se soucier des lendemains. Et elle a aussi mis là-dedans la possibilité de… fonder une famille.
— Je sais, oui. Enfin, ce que tu me dis au sujet de Mélanie. J’étais au courant. Mais elle ne m’a jamais parlé de ta dérive. De la coke, Gaz’?! T’es sérieux, là ?
— Pas fier, mais sérieux, oui.
— … Ne t’arrête pas, s’il te plaît.
— C’est là que j’ai commencé à perdre les pédales aussi vis-à-vis de Mel. J’oscillais entre « je ne la mérite pas » et « elle veut m’empêcher d’être celui que je dois être ». Même si je n’avais aucune putain d’idée de celui que je voulais être, tu t’en doutes. Je me suis mis à régulièrement découcher lorsque j’étais là, à lui raconter des craques, à lui poser des lapins et lui faire des scènes. À la traîner même parfois dans la boue. Dans ma tête, il fallait à tout prix qu’on se sépare, qu’on mette fin à cette histoire pour que je puisse passer à autre chose. Mais je n’avais pas le courage de rompre. Je n’en avais pas envie, au fond. Loin de là.
— T’as passé tout ce temps à la tromper, alors ?
— Oh non ! Non. J’ai passé tout ce temps à l’éviter, la fuir, la perdre. Je ne l’ai trompée qu’une seule et unique fois. Planifiée. Chronométrée. Millimétrée. Pour tout détruire. Pour que ce soit elle qui prenne la décision de partir. J’ai fait en sorte qu’en rentrant un soir, elle me surprenne confortablement enfiché dans le joli cul rebondi de la petite étudiante qui logeait dans l’appartement d’en face et qui m’avait à la bonne.
— Putain, Gaz’…
— Eh ouais… Il est chouette, ton frangin, hein ? Tu peux en être fière, je pense.
— C’était quand ça ?
— La veille de l’accident.
— …
— Voilà, nous y sommes.


J’ai vu ses gobilles devenir immenses et briller sous la lumière sélène et sa bouche s’ouvrir dans un « Oh… » que je n’entendis qu’à peine. Ma sœur, cette petite héroïne de manga. Fichu instinct, comment avais-je pu un jour vouloir m’en détourner ? Sous mes yeux, Charlie était redevenue une enfant devant le spectacle de cette petite clairière en cercle, ses fleurs sauvages et ses herbes hautes qu’illuminait la Lune.

— Je… Je ne connaissais pas cet endroit. C’est magique.
— Pas vrai ? Figure-toi que c’est sur nos terres, en plus.
— « Nos terres »… Ça m’amuse toujours quand tu dis ça. Ça fait comme si on était un vieux clan indécrottable, à t’entendre. Tu viens souvent ici ?
— Oui. De plus en plus. C’est une sorte de sanctuaire, je crois.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Il y a quelque chose de particulier, ici. Et puis je suis certain que c’est à la croisée de mes mondes.

Elle m’a regardé un peu interloquée mais sans ciller. J’ai eu l’impression qu’elle comprenait doucement ce que je venais d’exprimer.

— Allez. Viens. On va s’installer pile au centre. Et se prendre un bon bain de Lune. Même si elle n’est pas pleine. On reviendra ensemble un soir de pleine lune, il faut à tout prix que tu puisses vivre ça.

Nous nous sommes assis en tailleur, face à face, mon sac à dos posé entre nous le temps d’en extraire le contenu. J’ai dévissé les deux gobelets de la thermos et nous ai servi deux rasades de Lagavulin pas piquées des vers.

— La suite ?


— Mélanie m’avait appelé en pleurs, ce soir-là. Elle m’avait copieusement insulté (amplement mérité au carré, nous sommes d’accord) mais elle m’avait aussi fait comprendre qu’il ne fallait pas que je pense que j’allais m’en tirer à si bon compte. Qu’elle avait compris ce que j’avais essayé de faire, que ça ne passerait pas, que nous deux c’était pour la vie, que je le savais et qu’elle comptait me le rappeler chaque jour.
— Oh… Oh. Pardon. Continue. Continue.
— Je ne sais plus exactement quelle horreur j’ai pu lui hurler et j’ai raccroché. En chialant d’être aussi con. Ça faisait bien 10 minutes que je me fardais une longue procession de traînards devant moi. J’ai profité de ce court bout de ligne droite pour me les faire. J’ai jeté un rapide coup d’œil, j’ai déboîté, tombé un rapport et fait rugir le Flat Six. Je n’avais vraiment pas vu venir les feux au loin. Vraiment pas. J’étais lancé comme un missile et n’avais alors plus aucune place pour me rabattre. Me mettre debout sur les freins risquait de m’en faire embarquer quelques-uns au tas avec moi. Alors je n’ai pas cherché à freiner. Ça n’aurait servi à rien. Qu’à risquer de m’encastrer. J’ai accéléré et me suis décidé à sortir du jeu par les airs, avec un léger coup de volant…
— Putain… T’es sérieux, là ?
— Oui, Charlie. Et j’ai bien cru sur le moment que j’avais réussi. Que je l’avais parfaitement fait décoller, ma fusée, que j’allais enfin toucher la Lune.
— Mais t’étais chargé, à ce moment-là ?
— Rien. Ni alcool, ni drogue. Tu le sais bien. Il y a eu une enquête, je te rappelle. Folie pure. Ça ressort pas dans les analyses sanguines, que je sache…
— J’aime pas ce que j’entends là. Pas du tout. Fallait être complètement barré pour faire un truc pareil. Et une telle couche ne disparaît pas du jour au lendemain. T’en as encore, des trucs tordus comme ça, dans ta putain de caboche ?!
— Je ne sais pas trop. On va dire que je me soigne…
— La bouteille ? C’est ça ?
— Il y a de ça. Mais ce n’est vraiment qu’accessoire. Regarde. On est là tous les deux. Bien vivants. Non ? Et regarde autour de toi. Regarde bien. N’est-ce pas magnifique ?
— Tu chercherais pas à noyer un peu le poisson, là ? Par hasard ?
— Absolument pas.
— OK. Je t’accorde le bénéfice du doute. Enchaîne.
— Eh bien… Tu étais là lorsque j’ai prononcé mes derniers mots à cette époque.
— Oui… L’hôpital… Ton réveil. Ou plutôt le réveil de ce monstre que je ne connaissais pas.
— Le monstre que tu n’as jamais oublié depuis, si j’en crois notre petite altercation de ce matin…
— …
— Figure-toi que c’est ici même que tout a recommencé. J’ai été comme appelé par cet endroit, un beau jour. Ça peut te sembler dément. Ça l’est peut-être, va savoir. Je me pose moi-même la question depuis… Quoi ? 8 ans déjà. Mais je te jure qu’il y a un truc entre ce lieu et moi. Et je miserais mon fichu blouson que papa doit savoir quelque chose à ce sujet. J’en ai l’intime conviction depuis quelques semaines. Avec l’apparition d’Anna. Une impression de déjà-vu. Une nouvelle occurrence à quelques détails près d’une même histoire. Un truc de ce genre…
— Dis ? T’es sûr qu’on ne devrait pas descendre à Saint-Claude demain ? Qu’ils vérifient que la carafe de ce matin n’a pas fait plus de dégâts que ceux en surface, non ?
— Charlie…
— Désolée, Gaz’, mais ce que tu me racontes là, ça me fait bizarre.
— Et c’est pourtant ce qui a déclenché l’écriture de cette fichue lettre.
— Elle est postée.
— OK.
— On n’en a pas fini, tu sais ?
— Comment ça ?
— Il y a un gros passage flou, sans le moindre détail, entre ce jour où tu as rouvert la bouche pour parler et celui où tu as écrit cette lettre. Une bagatelle de huit ans, l’air de rien. Maintenant, je veux en savoir plus.
— Quand je te disais qu’on était mal partis pour se coucher… Café ? Ou je t’en remets un ?
— Café pour plus tard. Là, tout de suite, on s’en remet un.

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