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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Auberge buissonnière

Lucien était surpris de nous voir arriver à l’aube, depuis l’extérieur, Adèle encore ensommeillée – envoyée se recoucher – et moi dans une forme olympique. Je me fais un petit café et ensuite je vais pouvoir lancer le petit déjeuner et le renvoyer chez lui un peu plus tôt. J’ai l’impression qu’il a eu une nuit un peu plus difficile que d’habitude.

Charlie et Léo m’ont quasiment poussée de force hors de la réception hier, devant M. Midaloff, qui a fui sans demander son reste, pas pressé d’être témoin d’une “querelle familiale”, manifestement. J’espère que le renseignement qu’il semblait venir chercher n’était pas urgent. Elles me conseillaient (ou ordonnaient ?) d’aller crapahuter dans la montagne avec Adèle : du sommeil, de l’exercice, fous le camp, on gère. Charlie avait le même grand sourire qu’à son habitude mais avec un petit quelque chose dans le regard qui ne m’a pas donné envie de négocier trop âprement. Pour être honnête, ça m’arrangeait bien d’être obéissante, les petites balades du matin m’ont donné envie d’en avoir de plus longues et j’avais très envie de passer du temps avec ma gamine.

J’ai hésité malgré tout car il y avait trois check-in prévus l’après-midi et Charlie avait une tenue assez peu professionnelle. L’appel des sentiers escarpés l’a emporté et je ne le regrette pas. Je prendrai le temps tout à l’heure de tout revérifier et faire connaissance avec les nouveaux clients ; il faut également que j’appelle ceux de la chambre 12, qui ont laissé leur fille mineure (elle a dix-sept ans, certes, mais mineure quand même) à l’auberge et sont partis s’installer dans le camping d’à côté ; cet arrangement ne me plaît qu’à moitié, j’aimerais m’assurer qu’ils ne confondent pas le personnel avec une équipe de baby-sitters.

Le temps de récupérer mon passereau, comme dirait Gaston, de remplir les gourdes et prendre une carte topo en n’oubliant pas le petit détour par les cuisines pour chiper deux parts de gâteau pour notre goûter et nous voilà toutes deux parties en expédition jurassienne. J’avais prévu un grand tour qui nous amènerait à Pollox en début de soirée. Nous avons croisé de moins en moins de monde au fil de notre parcours. J’ai failli ne pas reconnaître la postière, en promenade avec son mari, tellement je suis habituée à la voir dans sa tenue professionnelle : cette jeune femme en robe rouge (pourpre ?) me semblait familière mais il m’a fallu quelques secondes pour réaliser qui elle était. Après eux, nous avons parcouru plusieurs kilomètres sans plus voir personne. Il faut absolument qu’on refasse cette balade en hiver avec des raquettes, le parcours doit être idéal. Je demanderai à Henri ce qu’il en pense, j’ai vu qu’il y en avait plusieurs paires dans le hangar à bateaux.

Nous profitons de notre solitude pour chanter à tue-tête, choisissant chacune à notre tour le morceau suivant du récital sans écorcher les oreilles d’autres que nous. Pendant que nous partageons notre goûter nous commençons à discuter de ce qu’Adèle souhaite faire pour son anniversaire. Le 13 août approche. Je me fais une fois de plus reprocher de lui avoir donné une date de naissance tombant au beau milieu des vacances scolaires et comme d’habitude je lui rétorque que si ça avait été à une autre date, ça ne serait pas elle qui serait née. Je me demande si nous rejouerons cette scène dans dix, vingt, trente, cinquante ans… Sûrement que oui, comme les blagues de Tiago et elle au sujet de mon (excellent) clafoutis.

T’as vu les photos papa ? On est bien d’accord que ça ne peut pas être elle qui l’a fait ?
On est d’accord, ou alors il faut que tu l’emmènes consulter d’urgence, elle n’est pas dans son état normal.
Je vais vous régler votre compte à coups de pelle à tarte, vous allez regretter vos vannes ; un tel manque de loyauté me dégoûte.

À Pollox, nous nous arrêtons bien sûr chez Madeline et Victor au Café des Sapins qui nous retiennent à dîner et nous posent mille questions sur notre nouvelle vie, dont ils ont quelques échos par Henri et Gaston « mais rien ne vaut les infos de première main ». Adèle raconte la partie de pêche à laquelle elle avait assisté depuis la berge, toujours aussi dépitée de ne pas y avoir été invitée. Victor lui fait répéter au moins trois fois la scène du sandre pêché et libéré par Gaston et la tête d’Henri devant cet affront.

« Et si vous dormiez ici ? propose Madeline après le repas. L’une des chambres est libre et les lits sont prêts, ça vous évitera de remonter à pied ce soir, Adèle commence à s’endormir dans son assiette. »

L’intéressée proteste mollement, elle est ravie de retrouver la chambre aux lambris bleus où nous avons passé presque toute l’année scolaire. Elle s’endort rapidement et je commence à avoir du mal à garder les yeux ouverts moi aussi mais c’était sans compter l’humeur badine de Madeline, qui veut absolument tout savoir des affaires de cœur de l’auberge :

« Il paraît que vous avez un réalisateur célèbre qui file le parfait amour avec une comtesse autrichienne ? »

J’ouvre la bouche. La referme. Je ne parlerai pas de la personne qui s’est faufilée vendredi soir jusqu’à la chambre du sieur Javot et n’avait rien d’autrichien, ni des transformations probablement inutiles dans la chambre 1… Madeline rit, elle n’espérait pas vraiment de réponse.

« Et rien à voir avec des histoires de cœur, bien sûr mais il paraît que tu vas faire expertiser ton combi par Marco ? Bonne idée, très bonne idée, très bon mécanicien et très sympathique ce qui ne gâche rien. Et beau garçon non ? »

Mais ! Henri, Gaston, j’ai deux mots à vous dire…

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