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Esteban Biraben

Chambre 18

Ai-je eu raison ?

Arrivée très très discrète : tous les yeux étaient tournés vers le lac. Un très vieux monsieur debout dans une barque chantait Boris Goudounov (plutôt bien d’ailleurs) tandis que quatre types tentaient de ramener à la nage l’embarcation vers la berge. (Qu’on allume un feu, qu’on court chercher des couvertures, qu’on les bouchonne : quelle est la température d’un lac de montagne en fin d’après-midi ? (de petites montagnes, certes, mais des montagnes)).

Mais qu’est-ce que c’est que ce carnaval ?
Quand je pense que j’ai choisi cette auberge sur son nom : « blogueurs ». Qui sait encore ce qu’est un blogueur, si ce n’est quelques journalistes de mode ou quelques passionnés de cuisine ? La certitude de trouver ici des quadragénaires ou quinquagénaires (vingt ans en 2000), des couples posés, tranquilles, du silence et de l’air pur.

Et nous arrivons en plein cirque. Si tous ceux qui sont sur la berge sont des clients, il y en a, du monde, dans cette auberge, et je me trompais : de tous les âges y compris le nôtre.
Faustine regarde incrédule et rit de bon cœur, et moi, avec le sérieux de celui qui a tout organisé et souhaite que tout se passe selon ses plans, j’hésite : ai-je eu raison de choisir cette auberge au nom bizarre (moi et mon goût de l’onomastique) ; que se passe-t-il ici ?

Profitons-en pour passer à la réception. Ça continue dans le bizarre, derrière le comptoir, pas désagréable à regarder, une jeune femme en salopette et marinière (tenue du lundi ?) enregistre nos noms et nous tend les clés. J’apprécie qu’elle ne marque aucune surprise devant le petit basque et la grande noire (ma reine noire, ma princesse, c’est toujours avec hésitation que je t’emmène dans la campagne française, je les connais les Français… pas racistes pour deux sous, non, mais tout de même, « noire… noire ? » Mais toi tu ris, tu t’en fiches, tu regardes le monde avec l’assurance de celle qui n’a rien à prouver, et je me sens un peu con de m’inquiéter autant).
Une autre jeune femme, blonde celle-là, empoigne la valise de Faustine avec assurance et nous guide jusqu’à notre chambre au deuxième étage côté est, vue sur les sapins.

Plus tard nous sommes descendus dîner. La carte avait également fait partie de mes critères de choix pour cette auberge : possibilité d’échapper à la cochonnaille puisque Faustine est musulmane. Les deux jeunes femmes de la réception servent en salle avec une maladresse et une gaité qui, au vu des réactions des convives, font partie des traditions du lieu. Peu de couples dans la salle ; je repère une petite femme en turban et son mari métis… Je m’en veux de remarquer cela, de le chercher, même : je ne pensais jamais à la couleur de peau avant que Laurent ne nous reproche de ne pas vouloir entrer dans la lutte des «racisés ». Lui expliquer que toute notre vie avait consisté à oublier ces différences pour vivre ensemble, et non à les brandir comme un drapeau… Il s’est fâché, nous considérant traitres à la cause. Deux ans qu’il ne nous parle plus, deux ans sans voir nos petits-enfants que nous avons gardés si souvent. C’est étrange une vie.

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