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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

En vrac

Je suis encore bien en vrac. J’ai envoyé le mail à Gabriel pour lui raconter mes découvertes dans le carton de Papi mais je ne me suis pas étendue sur le reste. Il serait capable de s’inquiéter et venir s’ajouter à mon armée de « sauveurs », alors que c’est bon là, encore quelques bonnes nuits de sommeil et tout ira bien, je ne suis pas en sucre.


J’ai des formalités à faire pour l’accident de Denis puisque c’était un déplacement professionnel. C’est ce qu’il a dit et j’ai confirmé bien qu’en réalité je ne vois pas de quoi il pouvait s’agir, je n’ai aucun fournisseur à Poligny. J’ai pu lui parler quelques minutes au téléphone, ce qui m’a rassurée sur son état général, mais c’était très confus, très décousu. À un moment il m’a dit : Bouge pas, faut que je note une donnée tant que j’y pense… et il a raccroché. À l’occasion j’essaierai d’aller le voir à Saint-Claude.


Je suis toujours épuisée, mais seulement physiquement, ça fait une sacrée différence. Entre la paire joyeuse de mes serveuses de choc au restaurant le soir et le valeureux Vernon au poste de gouvernant (que mille grâces lui soient rendues pour sa prompte arrivée et son efficacité redoutable), il y a des plages entières de plusieurs heures de suite où je n’ai rien à faire sur le plan professionnel. Mine de rien, durant les dernières semaines avant l’ouverture et les premières semaines ici, ça ne m’était jamais arrivé, à part pour la kermesse de l’école, pas vraiment relaxante. Je me souviens vaguement aussi d’une sieste, un mercredi après-midi, mais c’était il y a au moins deux millénaires. Je redécouvre depuis quelques jours à quel point le temps à soi est indispensable. Je dois en parler avec Lucien, m’assurer que le contrat particulier qu’il a demandé ne lui nuit pas plus qu’il ne le sert.


Dieu existe-t-il finalement ? (Oui et elle est noire avec des plumes dans le cul, me répondrait Gabriel, qui vient d’ailleurs en toute logique de postuler aux Sœurs de la Perpétuelle Indulgence). Personne ne m’aurait alertée sur le fait que j’étais sur les derniers mètres du bout de mon rouleau s’il n’y avait eu quelques jours plus tôt l’officialisation officieuse de la « tribu » comme l’appelle Gaston. J’aurais planifié moi-même de m’assurer de soutiens sûrs avant d’être au bord du craquage je n’aurais pas mieux choisi. Il me reste à trouver l’équilibre entre lâcher du lest et garder le contrôle.


Un client sympathique vient de prolonger son séjour mais je parie que ce n’est pas en raison du cadre idyllique ni même de la qualité de service qu’offre notre auberge. La cliente autrichienne dont la fille a débarqué sans prévenir vendredi semble une raison beaucoup plus plausible. Ils forment tous les deux ce que j’appelle un couple-pina : une puissante harmonie se dégage de leurs dissemblances. Elle m’a demandé de séparer les lits de sa chambre pour sa fille et elle, ce que j’ai fait, mais était-ce bien utile ? Quelque chose me dit qu’elle n’y dormira pas. Je leur souhaite tout le bonheur du monde.


L’arrêt de Denis libère un poste salarial, ce serait peut-être finalement une bonne idée de faire une embauche en salle depuis le petit déjeuner jusqu’à la collation et je reprendrais l’accueil, le service le week-end et l’ensemble de la gestion comptable ainsi que les relations avec les fournisseurs. Je me donne jusqu’à la fin de la semaine pour décider.


J’ai pris l’habitude d’aller marcher un peu le matin avant le service du petit déjeuner ou juste après. Me promener seule à pied est une nouveauté, je prends d’ordinaire plus facilement le vélo. En ce moment j’ai besoin de rythmes lents. Je ne m’arrête pas pour autant, comme je vois certains le faire, pour regarder la forêt ou écouter le chant des oiseaux ou que sais-je encore. C’est curieux car je me plante volontiers face à l’océan où je peux rester des heures à regarder danser les vagues et écouter le ressac mais ici je n’ai pas d’autre envie qu’un pas régulier et continu. Ou si je m’arrête, c’est pour échanger quelques mots avec d’autres promeneurs ou des clients.

Henri est souvent là, quelque part sur mon chemin ; je n’arrive pas à savoir si c’est tout simplement qu’il passe beaucoup de temps aux alentours ou s’il veille sur moi comme il veille souvent sur Adèle quand elle est dehors. Il ne se confie pas beaucoup mais je commence à connaître un peu son histoire personnelle, qu’il agrémente de broderies diverses et assumées. En l’écoutant je me surprends souvent à penser qu’il devrait coucher ça par écrit. Il a un réel don de conteur, peu importe la part de création dans ses souvenirs !

Parfois je vois au loin Gaston, avant ou après sa livraison quotidienne, figé au bord d’une clairière ou sur la rive du lac. Si je suis assez près et que son regard n’est pas perdu trop profondément dans son monde, on parle un peu. Un détail qui m’a fait sourire quand j’en ai pris conscience : plus la distance à l’auberge est grande, plus notre conversation est personnelle.

Hier je l’ai vu assis sur une souche, le regard attentif tourné vers la forêt. M’apercevant, il m’a invitée d’un geste à m’assoir en silence non loin de lui.

« Tu regardes quoi ?

— Chuuut. Je crois que j’ai vu la famille des renards de Lulu. »

J’ai plissé les yeux en vain.

« Là, tu ne les as pas vus ? C’était bien eux. Je reconnais le petit qui avait attrapé Anna par le bas du pantalon un soir. La renarde et le renardeau.

— Non je ne les ai pas vus. C’est marrant cette façon d’associer les gens à des animaux. Je ne vois pas du tout Anna en renarde, ni personne d’autre en aucun animal d’ailleurs. »

Il me regarde un peu interloqué de tant de bizarrerie, puis une lueur rieuse s’allume dans son regard tandis que son sourire s’élargit :

« Tu les vois comment alors ? En stations de métro ? »

Je ris aussi. Je lui dirai un autre jour que contrairement à ce que tout le monde semble s’imaginer ici, je ne suis pas parisienne.

« Ah ah, c’est une idée à explorer en effet, mais non. Je vois les gens en gens. Éventuellement je les associe à des mots, des couleurs, des odeurs, des textures, des sons ou le goût de leur peau mais pas à d’autres êtres vivants. Il arrive aussi que je les associe à ce que j’appelle des « séquences » : un geste familier, un bref moment partagé, un mouvement du corps, comme un gif un peu. Tu vois ce que je veux dire ?

— Je crois que je vois, oui. »

Je me décide à lui poser la question qui me tarabuste :

« Dis… Tu ne m’en veux pas de ne pas te donner l’adresse d’Anna ?

— Quoi ? Pas du tout ! Si elle avait voulu que je l’aie elle me l’aurait donnée et si elle veut me trouver elle sait même précisément où j’habite maintenant. Je n’ai tout simplement jamais pensé à te demander ça. Ne me dis pas que ça te tracasse ?

— Si, à vrai dire. Je ne sais pas toujours où tracer la ligne entre ce que je devrais faire en tant qu’amie et ce que je dois faire en tant que patronne de l’auberge, mais ça pour moi ça serait impensable. J’ai peur d’être parfois trop rigide.

— Oublie. Sérieusement, oublie. Dis-toi que si tu me l’avais donnée je t’en aurais voulu de ne pas respecter son souhait.

— Ah oui tiens, c’est vrai ! J’avoue que je suis soulagée, ça me travaillait un peu quand même…

— Désolé mais il va te falloir trouver une autre piste pour te faire du mal pour rien. Allez viens, on rentre boire un café avant que je reparte. Regarde là-bas, Adèle fait de grands gestes pour attirer notre attention, si on ne l’arrête pas elle va finir par s’envoler… comme le passereau qu’elle est ! »

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