Je ne peux pas dire que j’aie repris souffle depuis hier. Ce visage me hante et continuera de le faire jusqu’à ce que j’aie éclairci l’énigme. Il n’avait rien d’humain, je veux dire, d’un humain vivant. J’ai passé la journée à rechercher, sur internet, quelle maladie pouvait produire un tel effet. Sans grand succès : mes paramètres de recherche sont bien flous. Et puis, il n’y a aucune raison qu’un homme atteint d’une maladie de peau disparue de ce continent depuis un siècle ne joue à cache-cache avec moi dans les tourbières, juste pour pimenter ou narguer mes recherches. Il faut bien, j’en ai peur, me résoudre à l’hypothèse la plus terrible. Celle que tout s’enchaîne et concorde, que j’aie été « conduit » ici pour être confronté à des puissances occultes, qui défient ma raison, l’équilibre de mes sens et de mes nerfs. Et qui se manifesteraient par des personnages surgissant des tourbières, qu’il s’agisse ou non de pauvres gens qui y ont été jetés en sacrifice il y a quelques millénaires. Ils m’ont poussé, eux aussi, dans la tourbe, et m’en ont sorti. Car je ne peux croire en être sorti tout seul, dans un état second, au point de ne pas m’en souvenir. Résultat : zéro, Philippe, mon vieux, tu es à peine plus avancé, on joue avec toi et tu n’as réussi qu’à voir un des joueurs parce qu’il l’a bien voulu. Près d’un mois ici et tu n’as réussi qu’à trouver l’échiquier où t’attend l’adversaire. Les règles et même l’enjeu de la partie, tu ne les comprends toujours pas.
Dans cet état, l’intervention du compte Rempardevarsovski, comme je l’appelle par devers moi, a presque servi de moment de détente. Alors que je traversais l’auberge, voilà que ce type m’alpague, avec son accent qui roule les R comme un tonneau sur des galets, en me demandant si moi avoirrrr vu rrrevenants. Je t’en f… trai, des rrrrevenants ! Cette fois, pas de bâton de marche, ça lui a évité de finir comme Polonius, parce que je n’étais pas vraiment d’humeur. À la réflexion, j’aurais peut-être pu lui jeter la vérité au visage et le défier d’aller voir aussi le gars tourbeux à la face pourrie. Mais je crois m’en être pas trop mal tiré quand même. Comme il insistait, j’ai commencé par lui servir la classique : vous faites erreur monsieur, je ne suis pas un marchand d’ovnis qui clignotent ni de fantômes de Marie Stuart qui font monter de 20% le prix des chambres dans les manoirs anglais, j’étudie le folklore local ; j’ai même pris un petit ton sentencieux qui, normalement, vous débarrasse des fâcheux aussi raide que l’eau bouillante dissout la colle forte, mais là, rien à faire. Son valet de pied attendait là avec des yeux de merlan frit (qui cependant n’en pensaient pas moins), se demandant comment tout ça allait finir, et il fallait que je m’en dépêtre, du vieux crampon !
Alors je me suis dit : attends un peu, mon guignol guignolovitch, puisque tu en veux du grand-guignol, tu vas être servi. Je lui ai joué la comédie de la transe avec une voix bien rauque et caverneuse, je l’ai traité de comte d’opérette qui l’emmerdait avec son Raspoutine du Jura, signé Nikolaï Aleksandrrrrrovitch Rrrromanov, tsar de toutes les Russies. Enfin, tsar machin, je ne l’ai pas dit, vu que je n’arriverais pas à garder cette voix plus de deux phrases sans tousser à m’en fendre la glotte, ce qui ferait désordre pour un pur esprit. Mais je crois que je me rappellerai de la bobine du comte aussi longtemps que de celle de l’homme de tourbe. C’était plus le merlan frit, c’était la grenouille qui apprend qu’elle va frire, le pêcheur qui sortirait un crocodile au bout de sa ligne, Jonas devant la baleine. J’ai fait mine de revenir sur terre, lui d’en rire avec une histoire de son grand-père qui aurait piqué sa maîtresse au tsar (« Madam’ promène les gènes de vingt mille officiers de marine… ») mais je crois qu’il était, au fond de lui, aussi fier qu’une souris dans les griffes d’un chat. J’espère avoir la paix avec lui jusqu’à la fin de mon séjour. Mais avec un cabot pareil, allez savoir. Dans ce cas, les mânes impériales risquent de devenir franchement désagréables. Ah mais ! Raspoutine du Jura, vous met en contact avec les ancêtres, mais attention : bonne humeur des esprits dérangés non contractuelle.
1 Commentaire de Sacrip'Anne -
Hahaha. Finalement, le Comte est bien tombé pour tirer un peu Philippe hors de ses tourments. Gagnant gagnant !
2 Commentaire de Kozlika -
Je suis d’accord avec Anne, tu vas voir que vous allez finir potes le comte et toi ;-)