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Alexeï Dolgoroukov

Chambre 14

Au ravito !

Oh misère, oh malheur, oh catastrophe.

J’ai bien vérifié, c’est l’avant-dernière bouteille de vodka que j’ai entamée hier soir pour le “Nuit Tranquille” du Comte. On reste jusqu’au 15, pas moyen de tenir avec ça. Ou alors il faut que je lève le pied sur le dosage côté alcool mais il a suffisamment causé de problèmes ici pour ne pas avoir besoin de tenter le diable.

J’en étais à ce point de ma réflexion, un pied déjà dans le couloir pour voir si je pouvais trouver Henri et lui demander son avis sur les endroits où je pourrais m’approvisionner, quand je suis tombé nez à nez avec la nouvelle gouvernante, un petit gars à l’air obséquieux dont le badge annonce l’improbable nom de Vernon Tardif.

— Bonjour Monsieur… Tardif, je ne sais pas si ma question entre dans vos attributions, mais voilà. Je dois aller faire des courses pour euh… euh… enfin voyez-vous mon patron est un peu agité et le seul remède qui le calme c’est la vodka, et je n’en ai presque plus et euh… savez-vous où je pourrais m’approvisionner en assez grande quantité dans les environs ?

— Pas de problème Monsieur. Les souhaits de nos clients sont au cœur de ma fonction. Rien de tel que les remèdes naturels, bien évidemment. (C’est incroyable ce que ce gars arrive à rester poli et professionnel. J’adorerais avoir sa capacité de me faire la tête du gars qui trouve que tout est normal). Je ne suis moi-même dans la région que depuis quelques jours mais je vais me renseigner auprès de mes collègues et je vous tiens au courant.

Une demi-heure après il frappe à la porte. Toc toc toc net, discret mais précis, ferme mais pas intrusif, même ça il le fait avec professionnalisme.

— Mon collègue Henri me dit qu’il a plusieurs adresses, et qu’il a lui-même quelques courses à faire. Et Gaston doit aussi faire des courses pour l’auberge. Si ça vous convient, on pourrait y aller tous ensemble pendant ma pause cet après-midi ? Comme ça je pourrais prendre quelques repères dans le village, au cas où.

Tape m’en cinq, monsieur Tardif, voici une affaire qui marche. Pas mécontent non plus de m’éloigner un peu et de voir ce qu’il y a au-delà du lac.

Sitôt son tablier raccroché, nous voilà partis, Gaston au volant, un peu amoché et visiblement pas décidé à raconter pourquoi, moi à ses côtés, les deux autres derrière. Comme je ne l’avais pas du tout anticipé, crétin de Parisien que je suis, pas mal de commerces sont fermés le lundi. Ça n’a pas l’air de gêner mes comparses locaux qui frappent au carreau et… se font ouvrir.

Et c’est parti pour la tournée des grands ducs. L’un s’excuse : « c’est pas la Côte d’Azur ici, mais avec le petit tourisme estival, y a des jeunes campeurs qui sont passés et qui m’ont acheté tout l’ordinaire. Plus de vodka. Mais j’ai une vieille prune, là, qui pourrait faire l’affaire ». Et ce grand bourru moqueur de Gaston, visiblement bien mis au courant par ses camarades, de demander : « Blanche, la prune ? » Je t’en cause, moi, de ta dent qui bouge ?

Après cinq ou six de leurs adresses de copain avec verre de bienvenue, dégustation(s), petit dernier pour la route et “vous allez bien en reprendre un ?”, le coffre de la voiture est plein. Et nous aussi. J’entends Henri éructer « Et dans la dernière, y avait d’la pomme, hein ? J’ai senti d’la pomme ! »

Gaston a l’air presque digne, si ce n’est un net affaissement du côté des paupières et un regard dans le vague qui ne me dit rien de bon. Vernon, lui, est raide comme un piquet, les mains accrochées à ses bretelles, comme si ça allait l’empêcher de tomber. Il marmonne « mon service, mon service, comment je vais faire mon service ? ». Je lui colle une bourrade dans le dos qui manque de l’envoyer promener à cinq mètres de là en lui disant que bosser bourré, c’est à ça que tu vois que le métier est rentré.

On reprend la route. Gaston roule au pas, et ça me va très bien car je lui demande de s’arrêter tous les deux kilomètres pour poser une gerbe en hommage à cette journée. J’entends Henri se marrer à l’arrière « Ah ça, la bonne du Russe tiens moins bien l’ bizarre que le fils de la Polonaise » avant de s’endormir, Vernon écroulé sur son épaule.

On a fini par arriver à l’auberge, je commençais à mettre un pied dehors (c’est bizarre comme le sol me semble beaucoup plus mou que ce matin, c’est moi ?) quand Gaston me demande, d’une voix pâteuse « C’est pas ton patron, là, au milieu du lac ? »

Evidemment que c’est mon patron. C’est toujours mon patron. Qui a profité de quelques toutes petites heures d’absence pour trouver (Où ? Qui a fait ça ? Qui n’a pas encore compris le potentiel CHAOTIQUE du Comte ?) un micro qu’il a branché sur sa mini chaîne. Je ne sais pas comment il s’est démerdé mais le tout est, avec lui, sur la plate d’Henri, au milieu du lac, et lui debout de toute son impériale hauteur à chanter Boris Godounov.

Le son réverbéré par le lac, c’est une nouvelle expérience acoustique de tout premier ordre, qu’il nous fait vivre. Sur les rives il y a de tout. Des gens qui se marrent, des qui prennent l’air de rien, des qui rouscaillent. Et moi qui lui fait des signes pour qu’il revienne, signes qu’il ignore copieusement.

Alors j’ai fait ce que tout homme de compagnie bourré aurait fait à ma place. J’ai péniblement détaché mes lacets, déboutonné ma chemise, viré mes fringues une à une. J’ai entendu le chœur de mes co-alcoolisés derrière qui disait « Garde le caleçon, quand même, Alexeï !! » Et j’ai plongé.

Putain ce qu’elle est froide. J’ai senti mes testicouilles me remonter jusque dans la gorge sous l’assaut du froid. J’ai sorti mon plus beau crawl, constaté qu’avec la dose d’alcool dans mon sang je n’avais plus aucune coordination et ai entamé ma lente progression vers le milieu du lac en nage du petit chien.

« C’est bien, mon fils !
D’un seul coup d’œil, comme si tu étais dans les nuées,
tu peux voirrrr notrrrre rrrroyaume et ses villes. »

Le Comte a du mal à continuer à chanter tant il se marre. La plate bouge dangereusement mais il tient bon, le vieux pirate.

Je mets un paquet de “quelques minutes” à le rallier et tente de le convaincre en vain. Rien à faire. Il continue à Boris Godounover.

« Ouf ! Je suffoque! Il faut que je rrrrreprenne mon souffle
…Je sentais tout mon sang qui me montait au visage,
puis qui rrrrrefluait doulourrrrreusement. O crrrrrruelle conscience,
quel terrrrrrrrrrrible châtiment tu m’infliges ! »

Alors j’ai continué à faire ce que tout homme de compagnie zélé aurait fait à ma place, j’ai commencé à pousser la plate vers le rivage. J’ai aperçu près de moi Gaston, Vernon et Henri qui s’étaient à leur tour jetés à l’eau pour me venir en aide. On s’accroche tous en faisant gaffe de ne pas mettre le vieux à la baille. On pousse. Henri gueule :

— Si ce poisson en profite pour me chatouiller les pieds je le bouffe, je vous jure, je le bouffe tout cru !

— Tais-toi et palme, lui répond Gaston, laconiquement.

Vernon tente de coordonner nos efforts mais à chaque fois que je vois sa petite moustache frémir à cause du froid de l’eau, je me marre. Le Comte continuer à tonitruer en nous jetant des regards tendres.

On a bien fini par le ramener sur la rive, à couper la sono. Il est remonté entre Gaston et moi, Henri nous suivait avec la stéréo pendant que Vernon se changeait pour le service du soir.

— Vous êtrrrre bons garrrrçons, tous. Heurrrrreux d’avoirrrr perrrrmis belle cohésion et occasion de crrrréer souvenirrrr mémorrrrable.

En fermant la porte Henri me glisse :

— Mets lui bonne dose pour ce soir, on se retrouve à 23 heures chez Lucien, faut qu’on lui fasse goûter les échantillons.

Meilleure journée de colo de ma vie entière.

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