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Jeanne Monfreau

Chambre 15

Que d'animation !

Mon Lucien,

Ces “vacances” seront peut-être mon tombeau ! Ah ça, gratter le jardin, retourner les pieds de pomme de terre, biner les tomates, arroser les salades, écosser les petits pois, dénoyauter les cerises : on croirait que c’est épuisant ? Mais c’est du loisir comparé à la vie ici ! Quand je pense que le gentil docteur Farcy m’avait dit qu’entreprendre ce voyage serait fatiguant à mon âge, mais qu’après tout une auberge dans le Jura ne pouvait qu’être un lieu de villégiature calme et reposant… C’est perdu ! Je suis épuisée, comme aux pires années de mon ouvrage au services généraux et à la cantine du lycée de Château Renault où tous ces petits chenapans mal élevés me persécutaient avec leurs sottises ! Ah ils m’en avaient fait voir, surtout après les événements de 1968, qu’ils se croyaient tout permis ! Et que ça dessinait sur les murs, et que ça ne rangeait rien, et que ça ne voulait pas manger ceci ou cela pour d’obscures raisons ! Tu te souviens comme j’étais fatiguée ? Et bien là, pareil. C’est bien simple : j’ai à peine dormi entre mercredi et jeudi !

Déjà, mercredi soir, j’étais préoccupé par cette dame seule. Je voulais en toucher un mot au bon dieu, car elle m’inquiète, mais pour demander quoi ? Je ne savais rien d’elle, alors quoi demander ? Du coup, je suis resté longtemps à penser, dans ma chambre et sur le balcon, et tu me connais, j’ai de l’imagination pour ça ! Et l’air de la montagne est propice à la réflexion et je n’ai pas vu le temps passer : j’ai dû me coucher à plus de 23 heures ! Tu imagines ? Normalement je suis couchée depuis longtemps ! Le temps de trouver le sommeil a été un peu long… et soudain, un raffut du diable ! Ah quel choc, mon pauvre ! Toute l’auberge tremblait, et mon lit avec ! J’étais perdue, je crois bien que j’ai crié, et surtout j’ai manqué de tomber du lit, terrifiée que j’étais ! Et finalement, ça n’était que de la musique dans la chambre d’à coté, mais tellement fort, et elle a été vite coupée. Mais qui a idée de faire ça en pleine nuit, voyons ? J’étais paniquée, je me suis mis à pleurer, je voulais rentrer sur le champs chez nous, retrouver mon calme, ma chambre, mes édredons. J’ai vite ouvert la fenêtre pour retrouver un peu d’air frais, mais j’étais tellement chamboulée que même le joli scintillement de la lune dans les arbres de la montagne ne m’a pas apaisé. Il était 3 heures, presque l’heure de mon réveil normal, alors tu penses bien, je n’ai pas pu dormir de nouveau.

Ah ça, j’ai eu beau m’apprêter le matin pour descendre au petit déjeuner, je n’avais pas une jolie mine. Je suis remontée ensuite plutôt que de marcher dans le jardin et je suis restée un peu sur le balcon. J’ai jeté un œil sur celui du voisin qui a mis cette musique, mais il n’y avait personne. Ce n’est pas que je voulais me plaindre mais tout de même, s’excuser est la moindre des choses, on ne réveille pas les gens comme ça. Je serais affreusement gênée à leur place. Je dis “leur”, car je crois que ce sont deux hommes dans cette chambre.

J’étais sur le balcon lorsque j’ai vu Emilie arriver avec son auto. Du coup, je suis descendu et nous sommes partis pour la maison. Je n’étais pas bien vaillante, mais je crois que j’ai fait illusion, et j’ai invoqué le repas copieux pour aller faire une petite sieste. D’ailleurs ils m’ont fait manger de leur chose, là, le barbecue. Ils piquent des morceaux de viande à la suite les uns des autres et les font griller sur un feu de charbon. C’est à la mode pendant les vacances, il parait, et la petite Inès adore, elle m’a expliqué la succession : viande, oignon, poivron, et on recommence. Ce n’est pas mauvais mais enfin, pourquoi s’embêter avec ce feu à préparer ? Sans compter que ça fume, ça fume ! De toute manière, tu sais bien que je ne mange pas beaucoup, moi, mais Inès était contente d’expliquer cette cuisine là à sa vieille mémé.

Comme je n’étais pas en grande forme, Emilie m’a ramenée pas tard à l’hôtel. Et lors du dîner, figure toi que j’ai vu la dame solitaire qui ne l’était plus ! Elle était en pleine conversation avec une autre dame, plus très jeune mais moins vieille que moi tout de même. Je me demande qui c’est ? Elle a les cheveux tout blanc, c’est curieux. Pourquoi ne se fait elle pas une couleur ? Maintenant, je dois admettre que ça ne lui va pas si mal. En tout cas ne peut pas être sa mère, par exemple, elles ne se ressemblent pas du tout. Une amie ? Ou alors juste une dame qui est toute seule aussi dans cette auberge ? Oh je n’ai pas l’habitude des auberges, la dernière fois que j’étais à l’hôtel ça devait être avant l’élection de Mitterrand alors tu vois bien… mais n’empêche que tous les gens sont quand même étranges, ils ont l’air parfois de se connaitre tout en étant inconnus, et puis ça va du tout jeune au tout vieux. Enfin niveau vieux, je pense que je suis la doyenne et de loin, ah ça la petite vieille, elle doit les impressionner ! En tout cas, elles discutaient bien, je les observais de loin, ce qui fait que je n’ai pas très bien suivi ce que je mangeais, et c’est peut-être mieux ainsi, car je crois que j’avais demandé l’assiette végétale, et finalement j’ai eu une grosse salade que je n’ai évidemment pas terminé avec mon appétit d’oiseau, mais enfin peu importe. Ce sont deux jeunes filles un peu maladroites qui servent désormais. Le personnel change tout le temps par ici et ça fait du soucis à l’aubergiste, elle a l’air au bout du rouleau.

Après je suis vite allée me coucher, après toutes ces émotions, et la nuit a été reposante, cette fois. Et heureusement, car les rebondissements continuent dès le matin : La dame solitaire est venue me voir au petit déjeuner. Et bien, elle s’appelle Diane, oui, comme la voiture Citroên qu’avait Jean-Claude ! On a juste un petit peu discuté, et elle m’a dit qu’il y avait quand même de drôles de personnages dans cette auberge. Je n’ai trop rien dit, je ne voudrais pas qu’on croit que j’épie, mais j’ai des yeux et ils ne sont pas encore trop mauvais, c’est fait pour voir! En tout cas elle a l’air sympathique, elle a une voix douce et posée. Elle m’a dit qu’elle allait au village en vélo aujourd’hui, car l’auberge en tient quelque uns à disposition. Ça me rappelle des souvenirs mais moi, je ne peux plus avec mes vieilles jambes. Peut-être que je la reverrai en fin de journée, je m’apprête à aller au lac. J’en profiterai pour demander au passage à la réception comment ça se passe, pour la messe.

Je crois que tu aurais aimé ce séjour. Nous n’avons pas assez profité de nos vies lorsqu’on le pouvait.

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