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Virginie Le Gléau

Chambre 17

Le Taiko

Les gens sont incroyables. Vraiment.
Hier, en sortant de la traite j’ai décidé d’aller marcher dans les bois au sud de l’auberge, de l’autre côté de la route. Il était encore tôt et j’étais à peu près sûre de ne croiser personne à part peut-être un chevreuil ou deux et bien sûr des oiseaux, beaucoup d’oiseaux qui piaillaient, sifflaient, caquetaient sous la voûte vert sombre des sapins. A quelques mètres de moi, un pic tapait en cadence sur un tronc. Je me suis arrêtée pour essayer de l’apercevoir, sans succès. Pic vert ou pic épeiche, tenue de camouflage verte ou élégante livrée noire et blanche, sous son petit capuchon rouge? Je ferai peut-être sa connaissance un autre jour. Puis j’ai entendu un autre son rythmé, mais ce n’était pas un pic. La résonance faisait penser à une sorte de tambour. Je me suis guidée au son, et dans une clairière un peu à l’écart du sentier j’ai fini par identifier une silhouette petite mais musclée, campée dans un hakama indigo et jouant effectivement d’un tambour porté en bandoulière.

A la fin de son morceau, l’instrumentiste lève la tête, m’aperçoit et esquisse un sourire.

- Bonjour, et pardon pour le bruit! Je perturbe le calme de votre promenade.

- C’est surprenant, mais ça va bien à cet endroit.

Ce n’était pas seulement pour être polie. C’est vrai que le rythme du tambour a quelque chose d’apaisant, d’un peu mystique même. Hugo - c’est le nom de l’instrumentiste - me confirme que ce tambour, le taiko, est utilisé notamment lors de cérémonies. Comme le hakama me le laissait penser, c’est bien un instrument traditionnel japonais qui accompagne les grands moments de la vie: cérémonies religieuses ou fêtes populaires théâtre ou combats. La conversation avec Hugo s’avère fascinante. J’adore apprendre de ces gens passionnés, qui aiment transmettre leur savoir: après quelques minutes, Hugo me propose d’essayer son instrument. Je mesure l’honneur qui m’est fait: peu de musiciens acceptent de laisser leur instrument aux mains de néophytes! C’est donc avec respect et précaution que je saisis les baguettes, admirant la belle facture de l’instrument, en bois noir mat sur lequel sont tendues des cordes violettes. Le tambour lui-même est grand et lourd; Hugo le garde en bandoulière tandis que j’essaie les baguettes sur la peau, écoutant et cherchant les sons. J’apprends que la position et le mouvement du musicien sont très importants pour obtenir un son puissant; tout le corps intervient, un peu comme dans un art martial. J’ai pratiqué un peu d’aikido autrefois, et cela me parle.
- Vous sentez les vibrations ? me demande Hugo. Elles se propagent partout dans le corps et ça fait du bien, non ?
On les sent sûrement mieux lorsque l’on a le tambour contre soi mais oui, même ainsi, lorsque j’obtiens un vrai son, je sens comme une vibration harmonique. Je devine que lorsqu’on sait vraiment en jouer, on doit pouvoir atteindre une sorte d’état de transe.
- En ce moment jouer m’aide à la réflexion, ajoute Hugo. Je suis à un point de bascule.
- Je comprends.
Et sans réfléchir je lâche:
- Vous devez prendre des décisions vous aussi ?
Je regrette mes mots aussitôt, mais Hugo ne semble pas me trouver indiscrète. J’apprends ses années dans l’armée de terre - il me semblait bien lui trouver quelque chose d’un soldat: cette détermination dans ses yeux gris, peut-être; et puis le ras-le-bol après ces six ans d’engagement, l’impression d’arriver au fond d’une impasse, la nécessité de changer malgré son attachement à ce métier.
Le ras-le-bol, je connais, c’est ma spécialité. A mon tour je lui parle de mon travail si exaltant et accaparant à la fois. Habituellement, comme beaucoup de vétérinaires j’élude la question de mon métier; il m’arrive même de mentir. Pour avoir la paix, je suis caissière de supermarché, technicienne de labo, coiffeuse ou agent territorial. Cela m’évite les sempiternelles questions, toujours les mêmes, inspirées par des reportages qui ne reflètent la réalité que de très loin; ou l’historique de la vie de Kiki, dont je me contrefiche; ou encore les demandes de diagnostic divinatoire.
Aujourd’hui, le ton est différent, très loin des conversations superficielles obligatoires en soirée. Malgré sa jeunesse, Hugo a un calme, une maturité et une capacité d’écoute rarement rencontrés. Alors je lui raconte les journées interminables, les astreintes, les clients toujours plus impatients et exigeants, qui veulent tout et tout de suite mais sans rien payer ni assumer leur responsabilité. Ceux qui nous menacent d’un procès parce qu’on ne gagne pas toujours contre la mort, ceux qui déversent leur frustration en calomnies sur Internet. Le téléphone dont je ne supporte plus aucune sonnerie, ni même le vibreur à présent; les palpitations quand il me réveille la nuit; les gens qui appellent à minuit pour un renseignement ou un chien trouvé. La maltraitance par négligence. Les animaux que le propriétaire ne veut plus assumer, pour lesquels on n’a pas de solution. La tension avec ma collègue qui ne comprend pas mon malaise.
C’est comme un barrage qui lâche brusquement, laissant se déverser un torrent d’agacements, de contrariétés, de frustrations, de mal-être. Je me sens un peu honteuse de l’accabler ainsi de mes problèmes, alors on parle d’autre chose. De notre séjour ici, de l’auberge, des Adrets, de la Normandie. De la lumière des ciels gris sur l’eau grise de la Manche, des falaises du Cotentin, qui ressemblent aux paysages bretons. Son coin, à Hugo, c’est dans les terres, la forêt de Brotonne. Les oranges, les jaunes et les ocres de l’automne; les animaux de la forêt, cerfs, chevreuils et sangliers; les courbes majestueuses de la Seine. Et puis les pâturages, les collines, et plus au nord les falaises de craie et les aiguilles d’Etretat. C’est beau, la Normandie. Par certains côtés, ça ressemble beaucoup à chez moi. Mais ce n’est pas chez moi.
Je ne sais pas si c’est la vibration du tambour, le lâcher du barrage ou la sympathie dans ces yeux gris, mais quelque chose en moi a basculé. Je ne savais pas quoi, je ne savais pas ce que ça allait me faire, alors dans le doute je me suis enfuie. J’ai bredouillé quelques excuses et j’ai rejoint le sentier, j’ai continué à marcher vers l’est, accompagnée par le rythme apaisant du tambour. Quelque chose allait exploser, imploser, s’effondrer, je ne savais pas au juste, et je ne voulais pas d’autres témoins que les arbres et la voûte bleue du ciel.

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