Méfiance, méfiance, méfiance. Il est trop calme. Oui je sais qu’à 90 ans, on a tendance à ralentir un peu, mais ça fait 15 ans que je connais mon bonhomme et d’expérience, c’est un calme qui appelle la méfiance.
D’ailleurs, il ne lui a fallu que quelques heures pour se réveiller complètement, à mon vieux cabotin.
D’abord il y a eu l’épisode d’avant-hier soir. Au dîner, même si je lui avais dit qu’il avait pris en charge les petits déjeuners des hôtes de l’auberge, il a tenu, dans sa grande “générosité” (sauf quand il s’agit de me payer une chambre), à offrir un verre de vin (blanc). Et bien sûr à porter un toast, comme il se doit.
— Cherrrrrs tous, chèrrrrres toutes. Vieillesse est un naufrrrage comme vous dites en frrrrançais, et vieillesse noble naufrrrrage consanguin. J’ai malencontrrrreusement perrrrrturrrrbé nuit de vous avec magnifique musique rrrrrrusse. Serrrrais rrrravi de parrrrrtager avec vous à occasion plus diurrrrrne. Pourrrr fairrrre parrrrdonnner moi, offrrrrir ce verrrre de l’amitié qui aiderrrra peut-êtrrrrrre rrrrattrrrraper sommeil ce soirrr. Vache zdorovié !
Il a évidemment bu son verre cul sec, et je l’ai distinctement vu s’assurer du coin de l’œil qu’il avait toute l’attention des deux nouvelles serveuses, fraîchement arrivées de la veille.
Il a alors levé son verre comme pour le jeter à terre. Forcément, l’une d’entre elles a accouru pour le désarmer.
— Moi taquiner vous, chèrrrre demoiselle. En Rrrrrussie pas casser les verrrrrrres, les vider seulement, avec méthode, application et rrrrrépétition ! Mais grrrrrand plaisirrrrr de vous saluer ce soirrrr.
Sur un curieux regard mêlé d’indignation et d’hilarité, elle a tourné les talons et est repartie assurer le service. J’ai comme dans l’idée qu’elle va le surveiller de près.
Pas d’autres incidents notables pendant la soirée, la nuit fut bonne et nous avons passé une grande partie de la journée d’hier sur les transats, à lire et écouter de la musique.
C’est son poste d’observation préféré depuis quelques jours. Il surveille avec une particulière attention la plate qui sert au factotum à aller pêcher (j’ai entendu des rumeurs selon lesquelles il tentait d’attraper la sardine du port de Marseille venue le narguer jusque dans le Jura. Comme j’aime bien Henri, je lui souhaite de réussir. Mon patron dirait : « belle histoirrrre à rrrraconter futurrrrs enfants »). Et je l’ai vu aussi suivre du regard, pourtant plus très affûté, les allées et venues d’un type curieux, qui ne se mélange pas trop aux autres et ne prend pas ses repas avec nous.
Méfiance, méfiance, méfiance, donc.
Le type en question, qui ne sait probablement pas qu’il inspire toute cette curiosité, fait un peu peine à voir. Il n’est pas vraiment négligé mais c’est un peu comme si tout vêtement était destiné à tire-bouchonner dès qu’on le pose sur lui. Et il a l’air prêt à bondir dès qu’on lui tape sur l’épaule. Enfin personne ne lui tape sur l’épaule. Personne ne lui tapait sur l’épaule jusqu’au Comte, le voyant passer en fin d’après-midi à portée de voix de son transat.
— Cherrr Monsieur bonjourrrr ! Comte Nicolaï Pietrrrrovitch Rrrrromanov à votrrrre serrrrvice. Moi frrrrapé parrrrr vous, avez-vous vu rrrrrevenant ? Vous avoirrr l’airrrr hanté comme perrrrrsonnage de Dostoïevski, voirrrrre comme pauvrrrre Fiodorrrr lui-même.
— Bonjour Monsieur. Philippe Genette. Je… (se retourne nerveusement), non je n’ai pas vu de revenant.
— Vous avoirrrr pourrrrtant l’airrr rrrrrrevenirrr d’entrrre les morts. Pauvrrre ami, vouloirrrr vous asseoirrrr ?
— Je vais très bien merci. Je ne vais pas rester, je dois monter noter mes observations pour mes recherches.
— Ah vous cherrrrcheurrrr ? Moi prrrréférrrrer trrrrouver que cherrrcher !
— Les trouveurs, dans mon domaine, sont bien souvent trouveurs de lieux communs éhontés. Aucune rigueur scientifique, du boniment pour faire saliver les curieux…
Voyant son ressentiment teinté de mépris, j’ai vu mon Comte dresser l’oreille, tenant là la porte d’entrée pour insister lourdement auprès de ce pauvre Monsieur Genette.
— Oh intrrrrigant ! Et vous cherrrrchez sur quel domaine pour attirrrrer autant bonimenteurrrrs ?
— Euh. Je suis surtout intéressé par l’histoire locale, les légendes. Un peu comme un historien du folklore si vous voulez.
— Ha ! Aloorrrs moi rrrraison, légendes et folklorrrres pleins de fantômes, parrrrtout dans le monde. Avez-vous trrrrouvé beaucoup fantômes dans le Jurrra ?
(Je le vois saliver d’extase le vieux couillon, d’avoir trouvé un bon client)
— Non non, vraiment, les fantômes sont très éloignés de mon centre d’intérêt personnel. Ce sont des histoires pour faire peur aux enfants, rien de réel là-dedans. Voyez-vous (d’un ton sentencieux, un peu pédant), la légende locale est bien souvent un outil pour entrevoir la réalité du passé, loin de la lecture officielle qui nous est offerte dans les livres.
— Allons allons allons. Moi trrrrès vieux, savoirrr dans rrrregarrrrd des gens quand eux semblent fuirrr spectrrre.
(Oh le con, il essaie de lui filer la trouille).
Et là, le truc improbable se produit. Il faut que je vérifie combien de Nuit Tranquille j’ai bu pour être sûr de ce que mes sens me racontent. Ou alors c’est l’autre type qui était ivre, ou drogué, ou complètement givré. Le Comte et moi on le voit se raidir de la tête aux pieds. Les yeux écarquillés, il commence à dire, avec une voix sépulcrale qui n’a plus rien à voir avec celle qu’il utilisait quelques secondes avant.
— Espèce Rrrrraspoutine du Jurrra, Comte pacotille, vas-tu cesser fairrrre chier la planète entièrrrrre ?
— Qui parrrrrler moi avec autant d’irrrrrrespect ?
— Nikolaï Aleksandrrrrrovitch Rrrromanov parrrrle à toi. Rrrrusse opérrrette.
Le type s’ébroue et revient à son apparence normale.
Le Comte éclate alors de son rire sonore :
— Pas étonnant Tsarrrrr fâché contrrrre moi. Grrrrand-pèrrrre de moi devait à lui beaucoup arrrgent et lui avait volé maîtrrrrressse préférée.
Le grand possédé s’est escamoté sans demander son reste, l’air paniqué.
Quant à monsieur le Comte, il avait quand même l’air un brin surpris par ce qu’il avait provoqué. Ça lui arrive suffisamment peu souvent pour que je savoure.
— Venez Alexeï, allons prrrrendrrre petite Nuit Trrrranquille avant le dîner. Pas tous les jourrrrs qu’on rrrencontrrrre fantôme de son ancêtrrrre.
1 Commentaire de Philippe -
Hilarant ! À la santé du Tsar !
2 Commentaire de Sacrip'Anne -
Hips ! Un peu tôt pour un Vache zdorovié alcoolisé (pour moi en tout cas !) mais je trinque au thé et aux bons vivants !
3 Commentaire de Avril -
Ah ah ah ! Ce fantôme… :D
Les bons comtes font les bons tchin-tchin !
4 Commentaire de Lephilo -
Avec tous les bretonnants liés à cette auberge, il ne serait pas étonnant que l’on assiste à une ronde de korrigans du Youdig, venu tester les tourbières jurassiennes, chatouillant les pieds du comte une de ces prochaines nuits.
5 Commentaire de natalia -
J’ai bien rigolé ! quel beau début de journée :)
Il est impayable ce comte. Finira-t-il par me devenir sympathique ?
6 Commentaire de Johannes Herrmann -
MAIS C’EST ABSOLUMENT PARFAIT
7 Commentaire de Kozlika -
Les larmes me sont montées aux yeux et ça n’était pas de tristesse !
8 Commentaire de Tomek -
Trrrrrrès forrrrrrt ! J’adore.