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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

On devrait toujours avoir une paire de sages sous la main

Soulagée à l’idée d’avoir sûrement bientôt une nouvelle recrue et que les « siamoises », comme les appelle Gaston[1], fassent désormais le service du soir et le petit déjeuner pendant quelques jours, je retrouve un peu d’énergie rien qu’à l’idée de pouvoir enfin me reposer. Je peux m’occuper des affaires familiales pendantes.

J’ai attendu hier soir qu’Adèle se soit endormie après notre dîner et notre soirée en tête-à-tête enfin apaisés et j’ai posé l’un de mes deux téléphones près d’elle. C’est une convention entre nous : si je quitte l’appartement alors qu’elle dort, je lui laisse un téléphone sur sa table de nuit pour qu’elle puisse m’appeler si elle se réveille et que je me dépêche de rentrer.

J’ai descendu les trois étages en prenant garde de ne pas faire de bruit pour ne réveiller personne. Lucien était à son poste et bavardait avec Henri. Quand je dis « bavardait » c’est très exagéré. Ils silençaient ensemble plutôt et j’ai eu le temps de voir une bouteille disparaître sous le comptoir à mon approche. Une autre convention, avec eux cette fois et jamais formulée, veut que tant qu’ils ne me mettront pas l’objet du délit sous le nez je m’appliquerai à ne rien voir.

« Ah, ça tombe bien que tu sois là aussi, Henri, j’ai une question à vous poser. J’ai fouillé partout chez moi et au grenier mais je n’ai pas retrouvé un carton blanc à rayures grises que j’avais lors du déménagement et qui contenait des albums photo et des papiers. Ce sont ceux de mon grand-père. Je ne les regarde pratiquement jamais mais là j’en aurais besoin. Vous n’auriez pas vu quelque chose de ce genre traîner dans un endroit bizarre par hasard ?

— Tu parles de celui qui est dans le bas de la bibliothèque du salon ? Je l’ai vu l’autre jour en cherchant ce qu’il y avait d’intéressant à lire ici mais je ne l’ai pas ouvert, je ne sais pas s’il y a ce que tu dis dedans.

— Oh ! C’est très probable ça. Quand on a tout replacé après les travaux quelqu’un l’a peut-être confondu avec l’un des cartons pas encore triés des anciens propriétaires à remettre en bas. »

Je file au salon, j’ouvre toutes les parties basses et en effet, je trouve celui que je cherchais. Super. Je vais pouvoir en examiner le contenu et faire mon rapport à Gabriel. Dans la lettre que j’avais reçue lundi, il y avait quelques photocopies : l’acte de naissance de Papi et ceux de deux illustres inconnus. Dans le mot les accompagnant Gabriel m’écrivait :

À moins que Papi ait fait partie du KGB et qu’un faussaire scrupuleux ait porté un soin maniaque aux papiers de l’état-civil, c’est bien la même écriture sur son acte de naissance et celui des deux autres nés le même jour à Castéra. Et sa mère est bien née à Lectoure, où elle s’est mariée en 37.

Je te dirais bien que l’affaire retombe comme un soufflé, mais il y a quand même le problème de la photo que t’a donnée Malia et des autres détails qu’elle connaissait. Ça serait un peu gros qu’une femme qui serait le sosie de Jeanne et portant exactement le même nom ait donné naissance à un Adrien le même jour à Châteaubriant.

Je n’y pense que maintenant, mais tu aurais peut-être plus d’infos en cherchant dans le carton de Papi ?

Compte tenu de la taille de l’appartement de Gabe à Paris, il était convenu que je serais la gardienne des archives familiales. Une drôle de gardienne qui avait presque oublié l’existence du trésor à préserver…

Plutôt que le remonter à l’appartement, j’ai posé le carton sur le comptoir et commencé à en explorer le contenu sans attendre. Des papiers militaires, des diplômes, des lettres, des attestations de cotisations syndicales, un album de photos. Je me sentais coupable de ne pas m’en être inquiétée avant, prise dans le démarrage de mon activité sur les chapeaux de roue.

Henri et Lucien me regardaient faire, déblayant la place sur le comptoir au fur et à mesure que je vidais le carton, pressés sans doute que je finisse mon inventaire pour pouvoir, eux, finir leur bouteille, mais attendant patiemment et hochant la tête à mes découvertes comme si ça les intéressait vraiment.

« Regardez, dis-je en ouvrant l’album par son milieu, là c’est Papi petit devant son école et là c’est ma mère quand elle était bébé et puis là c’est Violette, ma cousine. Vous avez vu cette jolie écriture pour mettre les dates et les noms ? Euh… désolée, vous vous en foutez, hein ?

— Mais non, mais non, on essaie de voir à qui tu ressembles le plus. Ça nous travaille depuis qu’on te connaît : ah si seulement Jeanne nous montrait ses albums de famille…

— Oh ça va hein, les gars. Il paraît que c’est à Jeanne, la mère de mon Papi, que je ressemble le plus. Attendez, je vous montre », dis-je en tournant les pages pour revenir au début de l’album.

Sur la page de 1941, un emplacement vide. Dessous, de la même écriture soigneuse avec pleins et déliés à la plume, quelqu’un avait écrit Jeanne, été 1941 dans la maison d’Auch.

Je répète en boucle :

« Oh la la… Oh la la… OH LA LA ! »

Devant le regard surpris et interrogateur des deux compères, je leur raconte tout. Les discussions avec Malia à propos des femmes de Châteaubriant, sa mère Simone, la supposée double vie de Papi entre Stains et Auch, l’enquête de Gabriel, sa lettre de lundi.

« Casse pas la tête », dit Henri. « Maintenant tu sais qu’elle a tout inventé de A à Z en piochant dans le carton.

— Mais je ne comprends pas. Pourquoi ferait-elle ça ? Ça n’a pas de sens !

— Ça en a un peu plus que d’imaginer qu’un mécano du Garage Central à Castéra-Verduzan avec ses quatre semaines de congés payés peut mener une double vie de typographe à Stains, tu ne crois pas ? Même si on oublie que ce que tu sais de lui “ne colle pas”, comme tu dis.

— Mais pourquoi enfin ? C’était quoi le but ? »

« Il n’y a pas forcément de pourquoi », intervient Lucien. « Des fois, on ne sait pas, les choses se mélangent dans la tête, une histoire se construit, on ne sait plus si c’est la vraie ou pas. C’est comme ça, tu te réveilles un matin, ou même c’est au milieu de la nuit, et ton histoire a changé toute seule, elle a des bouts de la précédente et d’autres nouveaux et à la fin tu t’y perds, tu te perds. Faut pas chercher de logique. C’est une histoire de couleuvres à avaler et de façon de les cuisiner. »

Nous restons silencieux quelques instants tous les trois, perdus dans nos réflexions. J’essaie, malgré les propos de Lucien le vieux sage, de trouver une logique, même ténue.

C’est Lucien qui brise le silence : « Prends cette histoire de Stains et de typographe par exemple. Ça ne t’évoque rien ? La conversation sur ton grand-père qui aurait grandi à Stains, c’était avant ou après l’arrivée de ton client de la chambre 6 qui bosse à Bourg dans une imprimerie ?

— Mais oui tu as raison ! Je n’y avais pas pensé, c’était après ! De mémoire il est arrivé fin juin. Et la première conversation avec Malia où elle m’a parlé de tout ça et mentionné Stains, c’était début juillet, Adèle n’avait plus école et on avait passé la soirée dans le salon en bas.

— Bah voilà, tu as ta logique. D’une façon ou d’une autre, le pedigree du type a fusionné avec une histoire pour ton grand-père dans la tête de cette dame, qui avait l’air bien fatiguée. Entre les papiers et les photos du carton, en libre-service puisque tu dis aux clients de piocher comme ils veulent dans la bibliothèque, plus Adèle qui blablatte à qui mieux mieux et à tout le monde et a dû boucher quelques trous dans sa logique à elle, tous les ingrédients se sont réunis tout seuls. Je ne serais pas étonné que l’histoire de sa mère ait des gros bouts de vrai et que ce soit une façon de la “digérer”.

— Fatiguée ? Illuminée tu veux dire, grogne Henri. M’avait tartiné de miel un jour. Namého, je suis pas un poulet à la marocaine, moi ! »

Dans le genre « qui colle pas », j’avoue que l’image de Mme Walander et Henri ensemble, l’une portant des soins à l’autre, m’a fait rire.

« Boah, Henri, t’as la rancune tenace ! Elle voulait bien faire, elle est juste tombée sur le pire public possible, espèce de vieux ronchon », je le gronde gentiment. « Je l’aimais plutôt bien, moi, à part qu’elle me foutait le bordel dans mes souvenirs. Et Adèle s’amusait bien avec elle. Bon mais qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Vous pensez que je dois lui écrire ?

— Ben non pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut te faire les histoires des gens dans leur tête, fiche-lui la paix. Tu préviens ton frère et ta cousine pour qu’ils arrêtent de se prendre le chou et puis tu continues ta vie tranquillement. T’as mieux à faire de tes journées que redresseuse de vérité, non ?

— Je te donne raison sur ce coup Lucien. Faut laisser les histoires qui ne font pas de mal aux gens si ça leur plaît mieux comme ça. Et là, maintenant que tu sais ce qui s’est goupillé, Jeanne, ça ne risque plus de te faire du mal. Bon et sinon t’avais pas promis de te mettre à dormir ton nombre d’heures, toi ? File dans ta chambre, P’tite Patronne, on a des trucs à faire entre grandes personnes ! »

Cette chance que j’ai, moi, d’avoir eu le flair de m’acoquiner avec ces deux-là. Je vais faire exactement comme ils ont dit.

Note

[1] Il faut que je lui mette la main dessus rapidement pour lui rendre la politesse d’hier à lui ; tel que je le connais peu mais suffisamment, le départ inattendu d’Anna a dû mettre du sel sur ses vieilles plaies.

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