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Alexeï Dolgoroukov

Chambre 14

Images d'Épinal

On pourrait penser qu’être réveillé par une rafale de notes de piano, ça n’est pas désagréable.

Quand on passe la barre des 95 décibels, en plein sommeil profond, sur le coup de 3 heures du matin, curieusement, quel que soit le talent du compositeur (en l’occurrence Rachmaninoff), ça s’apparente quand même à une bonne grosse agression.

Quand en plus ce raffut insupportable pour mes oreilles endormies et mon cerveau engourdi s’additionnent des cris angoissés d’un vieillard, c’est l’enfer !

— Au secourrrrrs ! Surrrrdité soudaine !!! Orrrrrrreilles bouchées subitement !

Le temps de m’extirper du lit et de me croûter violemment contre le paravent, dont le fracassement au sol n’a rien fait pour arranger les choses, je tente de voler à son secours.

Petite pause pour sortir de la sidération.

Et je commence à rigoler. J’ai offert au Comte un casque pour qu’il puisse écouter de la musique pendant ses insomnies. Sauf qu’emporté par le romantisme du grand Sergueï, il s’est levé pour admirer le reflet de la lune sur la montagne à la fenêtre. Le casque s’est débranché, ce qui me permet, ainsi qu’à tous nos voisins, de constater qu’il écoute tout de même la musique déraisonnablement fort.

Je coupe le son aussi vite que mes esprits retrouvés le permettent et vais lui retirer son casque. Nous en serons quittes pour de nouvelles excuses demain matin, particulièrement à la petite dame d’à côté, plus du tout toute jeune non plus, dont j’espère que nous ne lui avons pas causé d’arrêt cardiaque.

Je réinstalle le Comte au lit et lui demande s’il veut continuer avec la musique.

— Non Alexeï Fedorrrrovitch, trrrrès cherrrr. Moi me sentirrrr vieux et bête, prrrrenons plutôt “Nuit Trrrranquille” tous les deux avant dorrrmirrrr.

Nuit tranquille, c’est comme ça qu’il appelle son thé dopé. Mise en route du samovar. On se regarde un peu en silence le temps que l’eau chauffe. Puis j’éclate de rire, un de ces fous-rires inextinguibles qui n’arrivent pas si souvent dans une vie.

— Quoi Alexeï ? Quoi drrrrrôle au point pleurrrer ?

— C’est-à-dire Monsieur le Comte, avec tout le respect que je vous dois, vous aviez l’air un peu bête à vous plaindre de ne pas bien entendre alors que vous avez dû réveiller toute l’auberge !

Et je repars pour un tour. Après m’avoir regardé d’un œil un peu pincé-vexé, il finit par se joindre à moi en hurlant de rire.

— Ça ferrrrra magnifique histoirrrre à rrrrraconter dans prrrrochaine auberrrrge !

Ce matin, je suis descendu à l’accueil voir Madame Lalochère et lui ai proposé de prendre à notre charge les petits déjeuners de ceux qui avaient été dérangés, par la perturbation, pour une fois très accidentelle, liée à notre présence. La pauvre, malgré un sourire ineffaçable, semble épuisée et je ne suis pas sûre que mon Romanov de patron lui soit un poids en moins.

Puis nous sommes allés nous installer sur des transats au bord du lac pour un peu de lecture et de bavardages, encore un peu éteints par nos mésaventures nocturnes.

Nous étions au point où, bercé par ma voix, le Comte allait s’endormir quand nous avons vu arriver la petite Adèle, la fille de Madame Lalochère, accompagnée d’une jeune femme du genre bonne famille, qui semblait mettre toute son énergie à contenir celle de la gamine.

— Monsieur Romanov, Monsieur Romanov ! On a trouvé des photos de vous dans les albums de famille d’Irène-Aimée ! s’écrie la gamine en brandissant un album ancien, bleu. J’ai reconnu votre regard, c’est vous ! À la montagne ! Je suis sûre que c’est vous ! Qu’est-ce que vous faisiez ? C’était où exactement ?

— Adèle, enfin, tu ne peux pas sauter sur les gens comme ça, et puis peut-être que c’est personnel, comme information, ça ne se fait pas.

— Bonjourrrr jeune Adèle, montrrrrre-moi. Alexeï, rrrrregardez avec moi. Cette montagne pointue comme déchirrrrure dans ciel en haut de vallée douce, on dirrrait Gstaad, non ?

— Peut-être Monsieur le Comte.

— Ou peut-être Tyrrrol autrrrrichien ? Ou sans doute Tyrrrol. Jeunesse dorrrée adorrrrrer Tyrrrrol. Comment toi penser rrrreeconnaîtrrrre moi, Adèle ?

— Vos yeux, je vous dis. Ils rient pareil.

— Ah chèrrrrre enfant. Quelle belle âme de rrrreconnaîtrrrre œil du jeune homme dans visage du vieillarrrrrd. Dame surrrr la photo rrrrrappelle à moi courrrrs de ski. Jeune amie avait postérrrrrieurrr trrrrès sphérrrrique et rrrrefusait de fairrrrre chasse-neige si autrrre perrrrrsonne derrrrrrièrrre elle.

Il se lève de son transat et commence à mimer une magnifique caricature de position du chasse-neige, sa canne en guise de bâton de ski, fesses en arrière pour imiter les rotondités de cette pauvre jeune femme complexée.

Rire de la petite et de la moins petite, qui repartent vers l’auberge.

— Monsieur le Comte, cette photo, ça ne peut pas être vous. À voir les couleurs, les vêtements, le massicotage, elle date du tout début du 20e siècle au plus tard, non ?

— Alexeï Fedorrrrovitch, vous prrrrrenez-vous pour Sherrrrrlock Holmes ? Ignorrrrez-vous que moi dinosaurrrrre immorrrrrtel qui parrrrcouraît déjà pistes de ski au mésolithique ? répond-il en riant à gorge déployée.

— Non mais pourquoi ne leur avez-vous pas dit que même votre père était trop jeune pour être le jeune homme de cette photo.

— Alexeï, moi né en 1930. Quand avoirrr l’âge de godelurrrreau surrrr photo, peu de jeunesse russe dorrrrée encorrre en Eurrrrope de l’Est pourrrrr s’amuser au ski et valser dans bals. Surrrtout guerrrre frrrrroide, Murrrr Berrrlin, goulags et souvenirrrrs terrrifiants de la rrrrrévolution dans rrrrrécits de nos parrrrents et grrrrands-parrrrrents. Mais l’une encorrrre trrrrop jeune et l’autrrrre pas encorrrrre assez éclose. Laissons-les rrrrrêver de rrrrrirrrres surrrr pistes de ski.

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