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Brigitte Audiber

Chambre 10

Juste comme ça

Drôle de semaine.

Il fait très chaud et lourd. 

J’ai ressenti beaucoup de tensions partout. Beaucoup d’émotions aussi. 

Gérard, qui a l’œil à tout, me raconte toujours les détails, et moi, je lui dis les impressions, et vice-versa. Il m’appelle son baromètre portatif. Je l’appelle mon encyclopédie ambulante. 

Parfois, je me dis qu’on forme un drôle d’assemblage hétéroclite.

Et puis il me dit que c’est comme ça partout. Et c’est vrai. Il me montre toutes les choses qui ne sont pas de la même catégorie et qui pourtant se marient parfaitement, dans des palettes de couleurs subtiles et impossibles à reproduire sans l’infini du détail que la machine reproduit mais sans l’âme créatrice.

Et ça, c’est la magie de chaque instant. 

L’autre jour, il était à l’affût comme souvent avant le dîner, de cette lumière changeante sur le lac et quand il est revenu, j’ai bien vu qu’il était comme soucieux, ou contrarié. 

— Je suis tombé sur un type embusqué avec téléobjectif qui a déguerpi quand je me suis dirigé vers lui. Ça m’avait tout l’air d’être un fouille-merde si tu veux mon avis. Je vais aller prévenir le directeur-adjoint. Descends dîner, je te rejoins ensuite. 

Quand je lui ai demandé après ce qu’il avait dit qui c’était, il m’a répondu :

— Bof, j’en sais rien, le directeur-adjoint était collé sur son écran avec une cinquantaine d’onglets ouverts et c’est à peine s’il a levé les yeux vers moi et m’a dit qu’il en toucherait deux mots à Mme Lalochère “à l’occasion”. Qu’est-ce que tu nous as commandé de beau ? 


Bien sûr, ça m’a turlupinée ensuite. Jusqu’à présent, les photographes ici, ce sont surtout les résidents de l’auberge comme nous ! 

On a parlé toute la soirée de tout le monde qu’on a rencontré ici jusqu’à maintenant. Impossible pour moi de savoir qui est qui, et lui, il connaît tout le monde par leur nom et leur étage ! Je ne sais vraiment pas comment il fait ! J’ai bien repéré qui n’était plus là, et qu’il y a bien des nouvelles têtes, et certaines qui se rapprochent les unes des autres, je vois bien les idylles qui se forment et les solitaires qui le resteront, et pour moi, je vois les cœurs palpiter, mais à l’intérieur, et je n’ose pas aborder quiconque, de peur de faire envoler ces cœurs comme un papillon. Gérard voit, lui, des hommes et des femmes solides sur leurs jambes avec des intentions et des mouvements prévisibles ! ou à prévoir… 


Alors hier, je ne m’y attendais vraiment pas, mais j’ai eu la surprise de voir une des résidentes de l’auberge s’intéresser à moi et à ce que je faisais ! Ça m’a touchée à un point inimaginable. Surtout que c’était la grande Dame, celle que j’avais remarquée parce qu’elle s’était rapprochée d’un improbable compagnon, et qu’on les avait aperçus ensemble souvent, au grand amusement toujours volubile de Gérard. 

Elle me surprend quand je suis au salon affairée à mon herbier.

Je vois qu’elle est intriguée par mes planches alors je me propose timidement de lui montrer ce que j’ai fait. C’est la première fois en dehors de Gérard que j’ose montrer mon travail. Ô surprise, elle me fait des compliments ! Elle est très calée en botanique et a clairement une passion pour les plantes qu’elle connaît extrêmement bien, pas comme moi, qui suis obligée tout le temps de vérifier et re-vérifier, mais voilà qu’elle semble trouver ce que j’ai réalisé intéressant, je n’en reviens pas, et voilà que je me mets à lui expliquer tout en détails ! 

Et je m’emballe ! Je me sentais en confiance avec son port altier, et son accent un peu étranger, mais pas incompréhensible du tout. Elle est autrichienne et surtout extrêmement distinguée, Gérard m’a dit ensuite que c’était une comtesse, heureusement que je ne savais pas avant, j’aurais bafouillé et jamais osé lui montrer mon herbier ! 

Et puis de fil en aiguille, on a vraiment commencé à bavarder, elle m’a demandé ce qui m’avait amenée à l’auberge pour un si long séjour, et je lui ai raconté tout, je n’en reviens pas moi-même. 

Je ne sais pas pourquoi, il y avait quelque chose dans cette grande Dame qui me faisait du bien : une sorte d’assurance comme quoi elle ne me jugerait pas négativement. Qu’elle n’allait pas me froisser comme une feuille ou m’arracher comme une brindille, qu’elle avait le respect de toutes les espèces même les plus insignifiantes comme moi. 

Alors, je lui ai tout déroulé depuis ma rencontre avec Gérard ! Quand j’étais encore au lycée, qu’il était déjà à l’armée, comment on s’était mariés quelques années après, malgré les réticences de ma famille, parce qu’il était métisse entre autres, et comment on était les seuls de nos deux familles à n’avoir pas pu avoir d’enfants à nous à cause de moi, je lui ai même avoué que j’avais eu des avortements, elle m’a tout le temps écoutée, vraiment, avec son cœur, je voyais bien ça, c’était incroyable, et ça m’a fait un bien fou. 


On était là toutes les deux, à nouveau un couple improbable, décidément, la petite doloise et la grande dame de la Haute, et pourtant je lui ai parlé comme si je parlais à une grande sœur qui me comprendrait, je lui ai raconté tout, les amies que nous avions et qui n’étaient pas conventionnelles, qui avaient rencontré tellement de difficultés et Gérard qui était toujours prêt à aider quand il le fallait, et comment on avait décidé tous ensemble qu’il serait quand même père. Sa plus grande fierté. Sa plus grande joie. Et que cette fille avait maintenant vingt-cinq ans et attendait à son tour un bébé. Et qu’elle voulait que nous soyons partie intégrante de la famille. 

Et puis que moi, j’avais été diagnostiquée anorexique il y a quelques années, alors que j’avais perdu trop de poids par rapport à ma taille, déjà pas bien grande et que j’avais failli mourir, mais que j’allais de mieux en mieux, et qu’on était venus exprès ici pour que je me remplume comme disait Gérard, pour pas que je m’envole. 

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