Pétrifié.
J’avais l’impression d’avoir été changé en pierre. Si ce n’était ma vue brouillée et mes mains qui tremblaient, parvenu à la fin de cette lettre. Mon cœur ne battait plus. Je me savais encore vivant par le bourdonnement dans mes oreilles, les lourds battements sur mes temps. Pourtant, je suis arrivé à replier lentement cette lettre. Et quelle lettre… Perdu dans ma tête. Perdu je ne sais où. J’ai remisé ces mots dans leur enveloppe, que j’ai posée exactement là où je l’avais trouvée. Exactement de la même façon, avec ce petit caillou rose, délicatement. Assis au volant. Cramponné au volant alors. Et la pierre s’est fendue. Et j’ai senti un torrent de rage prêt à m’envahir.
Pourtant Jeanne m’a dit que tu étais encore là. Elle n’a pas pu me mentir. Pas elle. Pas sur toi.
Denis…
J’ai salué machinalement Denis qui était alors au comptoir de la réception lorsque je suis sorti. J’ai sauté prestement du Toyota et me suis rué dans l’auberge.
— Denis ! Anna… Mademoiselle Anna Fox… A-t-elle rendu sa clé ?
— Euh… Oui, il y a quelques instants, pourquoi ?
— Merde ! C’est pas vrai ! Quand ?
— Je ne pourrais pas te dire exactement…
— QUAND ?
— MAIS J’EN SAIS RIEN ! 15… Peut-être 20 minutes, tout au plus…
— MERDE ! MERDE !
Désolé, Henri. Cette fois, ce n’est pas ma godasse qui a glissé. Mais je t’ai ravagé ton gravier. M’en fous, là, de ton gravier. Je suis désolé, mon pote. Vraiment. Mais je m’en fous.
Bien sûr, je ne savais pas trop quel chemin prendre. Juste que la première étape serait Pollox. Était-elle partie à pied, en stop, comme elle me l’avait confié au sujet de son arrivée ? J’ai roulé vite. Sans regarder le bitume. Mais partout autour. À m’en entortiller le cou. Ce bout de goudron, je peux le parcourir les yeux fermés. Rien. Aucun signe de l’incendie d’Anna.
Bourg. La gare. Fonce.
C’est nul, la SNCF. Il n’y a aucune ligne directe Jura - La mer. Elle ne m’a jamais vraiment dit d’où elle venait. Jamais parlé d’où elle comptait aller après. Jamais parlé d’après, d’ailleurs. Je suis resté de longues heures posé comme un clodo dans le hall des départs de la gare de Bourg-en-Bresse. On m’a traité comme tel, contrôle d’identité au passage. Mais de tout ce temps, à aucun instant je n’ai cru voir ou deviner, sa chevelure, son allure, son… museau
. Je me suis fait sourire. Tristement sourire. Il fallait tout de même que je consulte le destin. Ça ne se force pas le destin. Et le verdict était évident : la suite n’était pas entre mes mains.
Anna est partie comme elle était arrivée, comme elle m’avait envoûtée. Discrète, vive, sauvage…
Libre.
La nuit était déjà épaisse. Je ne savais même plus depuis combien de temps j’étais assis seul, là, dans cette clairière sanctuaire. Je savais pourtant qu’elle ne viendrait pas. Je savais bien que je ne la trouverais pas. Je l’avais cherchée partout. Toute la journée. Alors ? Qu’est-ce je foutais là, recroquevillé dans mon blouson, les yeux humides et dans le vague ?
J’attendais le Snurk.
Ou l’esprit de Hoshi.
J’invoquais aussi mes démons. Ma folie.
Je finissais de me vider de la douleur de son absence.
Puis j’ai invoqué la vie.
Et la nature.
Ce furent d’abord ses yeux luisants, alors qu’il était tapi dans la noirceur des bois à l’opposé. Je l’avais perçu, je l’avais senti en moi un instant, mais n’y avais pas été attentif. Il est sorti du bois et s’est engagé à son tour dans la clairière. Il se dirigeait vers moi. Tout droit. Sur moi. Son pelage était plus sombre que le mien, mais nos reflets similaires. Je m’étais redressé. Lentement. Très lentement. Mais pas totalement. Un genou à terre. Mes mains posées sur le sol après avoir remis le caillou d’Anna dans ma poche. Il s’est arrêté à bonne distance, toutefois. Il était noble. Il paraissait fort et puissant. Il s’est assis et me fixait. Il lisait en moi. Je crois avoir lu en lui. Nul signe d’agressivité. Puis il a hurlé. Hurlé à la Lune. S’est arrêté pour me reprendre du regard. Puis a recommencé. Encore. Jusqu’à ce que mes cris accompagnent enfin les siens. Il s’est alors redressé, son regard planté dans le mien. Puis il est reparti d’où il venait. Comme il était arrivé. Lui aussi. Et puis…
Plus rien.
Du tout.
Noir.
C’est le tintamarre de l’aube chantante de cette clairière qui m’a signifié que j’étais vivant. J’étais étendu sur le ventre. Sur un sol trempé et un peu boueux. Il avait dû y avoir un orage. Dire que j’avais loupé ça. Je me suis redressé, un peu essuyé le visage, sans me faire trop d’illusion. Remis mes cheveux mouillés dans un état plus stable. Certainement plus stable que le mien à ce moment-là. Puis je me suis levé pour rentrer.
Me restait plus qu’à me souvenir de l’endroit où j’avais bien pu abandonner mon vieux compagnon japonais.
Elles étaient déjà levées. Peut-être pas couchées. Dehors. Emmitouflées dans leurs gilets en polaire et une vieille couverture, serrées l’une contre l’autre. Charlie a bondi et s’est précipitée si vite que j’ai à peine eu le temps de sortir du Toyota qu’elle me serrait dans ses bras. Fort. Très fort. Pauvre petite chose fragile dans mes propres bras, que ce concentré d’énergie qui passait son temps à me sauver la vie depuis qu’elle était née. Nous nous sommes finalement dessoudés. Elle m’a caressé le visage de ses deux petites mains, me recoiffant un peu au passage, sans cesser de pleurer et de renifler.
— Je suis au courant. Ça va aller. Ça va aller… J’étais si inquiète…
J’ai saisi sa petite tête d’enfant triste entre mes pognes pour lui poser un baiser boueux sur le front. Léo s’était levée également. S’était rapprochée discrètement. Nos regards se sont croisés. J’ai vu qu’elle aussi avait des yeux bien mouillés. Mais j’ai surtout vu le large sourire malicieux qui était en train de se dessiner. Et ça n’a pas manqué…
— C’est le moment ou jamais de te dire que tu as une vraie sale gueule de déterré…
Nous avons ri. Bêtement. Vivants. Ensemble. Réunis. Et sommes partis à la cuisine pour prendre « le petit-déjeuner des champions ».
— Comment ça s’est passé hier soir ?
— Bien. Très bien. On a assuré comme des bêtes. OK… On a été un peu gauches comme des potiches, parfois têtes en l’air mais… On n’a rien cassé, rien renversé !
— Et ta frangine n’a agressé personne…
— Et Jeanne ?
— Il a bien fallu qu’on la bouscule un peu pour qu’elle se décide à lâcher l’affaire après nous avoir briefées. Et qu’elle nous laisse nous démerder seules. Mais, oui : elle s’est accordée de respirer.
— Au lit tôt ?
— Sans garantie, ça. Mais Adèle et elle se sont rabibochées et ont passé la soirée ensemble. Je pense que Jeanne a pouponné sa chipie un moment.
Elles s’étaient rafraîchies, changées et semblaient prêtes pour une nouvelle journée malgré leurs yeux cernés. J’ai vu Léo saisir les clés du Toyota.
— Bon, toi, maintenant, au lit. Tout de suite.
— Mais…
— Mais rien, Tonton. Avec la demi-portion, on se charge de la tournée livraison. On sera de retour pour midi.
— OK. C’est bon. Je prends… Mais, Léo…
Léo me délivre une imitation tordante d’Henri, agrémentée d’un clin d’œil goguenard.
— Casse pas la tête !
« Aucune égratignure. Pas même un grain de poussière. Promis. » ajouta Charlie au moment où elle refermait la porte derrière elle.
« Et tâche de dormir ! »
1 Commentaire de Natou -
Et voilà que Jacque Higelin chantonne dans ma tête “Un grain de poussière, fils du soleil et du vent”. ce qui va bien à Gaston je trouve ;-)
2 Commentaire de Kozlika -
Mais oui, Natou, bien vu !
Gaston, je suis fière de toi, tu as lâché prise, accepté la tristesse mais décidé de ne pas te laisser couler. J’ai cru comprendre en filigrane de tes textes et aux réactions de ta frangine que tu étais plutôt du genre ça passe ou ça casse méchamment auparavant. Je ne crois pas que cette transformation arrive d’un seul coup, j’espère que tu nous raconteras ce cheminement !
3 Commentaire de Sacrip'Anne -
Câlin, grand Gaston. Et conduis un peu prudemment steuplé.
4 Commentaire de Avril -
Alors ici, j’ai plutôt le Tourbillon de la Vie de Jeanne Moreau dans la tête. Une forme d’optimisme que les âmes faites pour être ensemble finissent toujours par se retrouver tôt ou tard.
Gros câlin de Miss June :-*