Le surmenage ne s’arrange pas. Je peux vraiment parler de surmenage parce que le moral diminue. La quantité de taf est démentielle, je suis convaincu maintenant que nous avons une équipe sous-dimensionnée ; mais si elle était correctement dimensionnée, l’auberge ne serait pas rentable.
L’objectif numéro 1, somme toute, l’objectif pour lequel nous nous défonçons tous et auquel j’ordonne aussi bien la préparation des petits déjeuners, les serrages de louche aux fournisseurs (ou les engueulades quand ils ne livrent pas à l’heure), que la compta ou mes tableaux Excel que j’affecte, c’est de préserver le capital de Jeanne.
Elle a pris un risque fou dans cette histoire, avec son frère. Coût de la baraque, disons au pif 1 million 500 mille. Argent restant de l’héritage : sans doute zéro. Chiffre d’affaires d’une saison avec taux d’occupation à 85% : 20 chambres x 85 euros/chambre/nuit x 90 nuits x 85% = 130 000 en gros. Arrondissons à 180 000 avec le revenu du food and beverage. Salaires super-chargé du personnel et de la gérante, Lisa, Henri, Gaston, Lucien, la nouvelle femme de chambre : 50 000 pour 3 mois en payant au SMIC ou à peine plus. Charges d’exploitation, disons 40 000 de bouffe par saison et 30 000 d’amortissement de meubles, linge, véhicules, équipements, maintenance d’iceux etc… je suis sans doute en-dessous de la réalité. Bénéfice annuel en étant optimiste : 60 KEUR.
Bref, quand elle est ouverte, cette auberge rapporte 666 euros par jour AVANT impôts. LOL. Et seulement parce que l’immobilier est acheté. A ce rythme, Jeanne et son frère auront rentabilisé leur bien dans 25 ans, sans rénovation, avec de la chance et un taf de dément. Sinon, c’est l’esclavage pour dettes jusqu’à la fin.
Je me pose donc la question – et je ferais mieux de la poser à Jeanne : qu’est-ce qui fait qu’on engloutisse un patrimoine du 95ème centile en France en échange de 666 euros par jour, mais l’été seulement ?
Pour ma part, sans avoir engagé le centième de ce qu’a misé Jeanne, je sais ce qui me fait courir : voir si je sais faire quelque chose dans le « vrai » monde, avec des gens, des trucs qu’on touche, la terre qui ne ment pas, les mains calleuses, l’accent rugueux, tout ça. Le premier résultat ? C’est marrant mais c’est épuisant, et pourtant j’en ai fait, des due dil où on finit à deux heures du matin. Là, j’ai l’impression d’avoir fait le tour.
L’ennemi qui est en train de m’avoir, alors que je ne l’attendais pas du tout, ce n’est pas la fatigue physique, c’est l’ennui, c’est la monotonie. “Il rêve d’échafauds en fumant son houka”, c’est Satan Trismégiste qui vaporise le métal de ma volonté.
J’adore les jours réglés, se lever avec le soleil, les petites habitudes. Pour moi, voyager, c’est adopter une autre série d’habitudes l’espace de quelques jours. Quitter les habitudes de Paris, le shopping chez Gibert et le repas du samedi chez Vagenende, pour celles de Londres, le dîner à six heures au Three Compasses, un tour vers la chartreuse ou Smithfield dans l’odeur du sang des bêtes vendues là le matin, et direction la chambre « James Smith » et sa salle de bains souterraine à la Rookery – oui, ils ont donné des noms de gens aux chambres. C’est un luxe de pouvoir changer de jeu d’habitudes ; je ne suis pas un explorateur et je n’aime pas les villes aux sentiers qui ne sont pas balisés.
Mais là ?
Ce n’est pas la même monotonie. C’est une monotonie qui ronge, qui irrite contre tout ce qui la génère. La retraite aux flambeaux, malgré les torches en LED (j’en ris encore), tout le monde l’a aimé. Pour moi ce fut une corvée supplémentaire : des paniers repas. Ce n’est rien, je suis même là pour ça, payé pour ça, mais ces paniers-repas sont la chose que je déteste le plus dans ma vie actuellement. Heureusement que les torches étaient en LED, après tout.
Peut-être l’absence, ou l’éloignement de Constance me pèse plus que je ne saurais l’avouer. Je me poserai la question une autre fois. Je ne suis pas prêt à affronter cette question. Le soleil décline et je dois faire le tour de quelques vignerons à Poligny pour réassortir la cave et le futur bar. Même ça, le bar qui était mon cheval de bataille en arrivant, ne me motive plus. J’attends la fin.
On s’en fout d’ailleurs. Direction Poligny !
(Poligny, en attendant un vigneron en retard) Dire que je n’ai pas encore vu Baume-les-Messieurs, abruti de travail que j’étais, et dire qu’il fera trop sombre pour faire un détour au retour.
Henri Lefebvre disait de la ville qu’elle était « la projection de la société sur le terrain ». L’auberge, de quoi est-elle la projection, bon Dieu, de QUOI ?
(sur la route) Suis un peu bourré, trzès bons vin, Trousseau et Savvagnin. Je tape ça sur l’iPad en conduisant. Pas bien mais personne en face. Ranafouttre Je zige-zag en même temp
1 Commentaire de Pep -
Ouhla, Denis. Faut y aller, mollo.
Ça sent le “Shit Happens”, ton retour au bercail…
2 Commentaire de Sacrip'Anne -
Encore une reconversion idéalisée qui fait pschhhht à l’épreuve de la réalité.
Pauvre Denis, il a pété plus haut que son cul, on dirait. Attention au volant quand même.
3 Commentaire de Sacrip'Anne -
Denis, petit conseil pour ta prochaine reconversion, ne garde pas les tarifs parisiens en tête quand tu évalues une affaire :D https://www.cessionpme.com/annonce,…
4 Commentaire de Claire Obscurs -
Sacrip’Anne , je croyais que ça serait plus cher. Me laisse rêver, si je gagnais au loto…