Ils m’ont eu. Ils m’ont presque eu. Je suis fou. Je suis fou, je suis pris, tout est perdu, non, calme-toi mon vieux, tu es dans une bonne vieille auberge, tu as avalé un bon cognac, ce n’est pas possible, tu as eu un malaise, mais alors ces traces, ces traces ? Il faut que je reprenne pied, là, calmement. Du début. Cette nuit, un ramdam de musique a réveillé tout le monde à trois heures du matin, c’était encore une histoire avec le Russe de Valence, une histoire de casque débranché. Je me suis rendormi. Au matin, je me suis levé en sachant que j’avais programmé la tourbière du Bourdis. J’ai fait un tour du lac en respirant à fond. Le soleil brillait. Tout était normal. Un type qui serait paraît-il dans le cinéma partait en moto en direction du patelin. Aucune importance. Je suis resté toute la matinée sans remonter dans ma chambre, jusqu’après le repas de midi. Quand j’y suis retourné, ma carte était de nouveau hors de mon sac, où je l’avais rangée, dépliée sur la table, couverte de traces de doigts couleur de terre, comme si quelqu’un l’avait consultée avec une espèce de frénésie. Et bien sûr, une grosse tache brune barbouillait la tourbière du Bourdis. J’ai regardé de près, quelques brins séchés, c’étaient des taches de tourbe. Évidemment.
L’homme de la tourbe. Celui qui m’a agrippé, celui qui peut-être me regardait derrière les arbres… celui qui m’attire à lui et me traque à la fois. On l’a jeté dans la tourbe. Tout le monde sait ça. En Europe du Nord, on en trouve, de ces corps presque intacts, sacrifiés, noyés dans la tourbière, offerts aux dieux d’en-dessous. Les vieux m’ont dit qu’ici aussi. Que dans le temps, ceux qui exploitaient la tourbe étaient tombés sur une main ou un pied. D’instinct, j’aurais pensé qu’ils avaient tout inventé. Ici aussi, on peut avoir lu dans un magazine l’histoire des momies de la tourbe, et les ressortir au vieux Philippe. Seulement, il y avait l’autre soir. La main pleine de tourbe qui m’avait attrapé l’épaule.
Je suis allé au Bourdis, sûr de le trouver. Comme prévu : deux lampes, deux bâtons de marche, un couteau de chasse, au cas où. Le temps s’est couvert. J’ai vu venir le coup de l’orage éclatant pile au mauvais moment. Mais rien n’est arrivé, rien qu’un ciel gris ardoisé, vaguement inquiétant, une chaleur lourde et un bourdonnement d’insectes.
Je l’ai vu tout de suite. Une forme humaine un peu déformée, à la Quasimodo, exactement au milieu de la tourbière. Elle m’a même fait penser au chicot calcaire de la Fontaine noire. Il me tournait le dos. Il a crié : « Tu me cherches ? » Soupir de soulagement. S’il parle français, c’est un Français, de notre époque, pas une momie gauloise ! C’est une sale blague, je vais tout savoir. Du chemin, j’ai répondu : « Qu’est-ce que vous faites ? À quoi vous jouez avec moi ? »
Il s’est retourné à demi… horreur… horreur… habillé de loques, marron, kaki, boueuses, tourbeuses, et son visage… non… je ne peux pas le dire… son visage… et j’ai voulu crier… et ma langue était collée… bloquée… et on m’a poussé, poussé d’un grand coup dans le dos… la tête la première dans la tourbe, loin du chemin… pas de bâtons… mes bras s’enfonçaient… s’enfonçaient… et ce bruit… ce bruit de succion… et j’allais m’engloutir là… la tourbe me tirait… comme des mains… comme des mains… et j’ai hurlé, il ne répondait plus, je ne le voyais plus du tout, la pluie s’est mise à tomber, elle me fouettait, et je me débattais dans la tourbe en hurlant… le souffle qui manque…
Et je me suis retrouvé sur le chemin… tout boueux de la pluie, j’ai regardé autour de moi, j’ai vu mes deux bâtons plantés en terre à quelques mètres. Un peu plus loin, une vaste flaque, l’endroit où je m’étais débattu. Plus aucune forme. Plus aucune voix. J’ai ramassé mes bâtons et je suis rentré. Boueux, tourbeux des pieds à la tête, et dans la cervelle, un grand trou entre le moment où je me noyais et celui où j’ai senti sous moi la fermeté du chemin.
J’ai foncé à l’auberge, couru à l’accueil, demandé un remontant. Je ne sais même pas qui me l’a tendu. J’ai répondu vaguement à des « ça va ? » J’ai entendu ce foutu comte me dire « vous avoirrrr vu des rrrrevenants ? » et j’ai foncé dans ma chambre pour ne pas l’épingler au mur comme un papillon avec un de mes bâtons. Je suis propre, au calme, enfermé. Je contemple ma carte couverte de taches de tourbe. Et j’essaie de ne pas hurler, de ne pas m’écraser la tête contre le mur.
1 Commentaire de Sacrip'Anne -
Quand je pense que pour d’autres, le principal problème dans le coin c’est la température du lac.
2 Commentaire de Avril -
La momie gauloise ! Hurlelol !
3 Commentaire de Gilsoub -
Ah ben elle va être contente la Jeanne si tu as mis de la boue partout ! :-)
4 Commentaire de Claire Obscurs -
Je suis tout à fait d’accord avec Sacrip’Anne.