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Lucien Durand

veilleur de nuit

Vie de famille

Les pensées noires et inquiétantes m’ont finalement laissé en paix, et moi qui ressassais des idioties depuis une bonne quinzaine, je me retrouve presque en manque d’angoisse maintenant, dopé au pessimisme comme je l’étais. Où étais-je allé chercher tout ça ? Aujourd’hui, ça va beaucoup mieux, je me sens plus attentif et réceptif à tout ce qui m’entoure, peut-être est-ce dû à quelques événements survenus à l’auberge, qui en se produisant ont dynamité ma routine, routine qui me laissait trop de temps libre pour gamberger outre mesure et m’apitoyer sur mon sort. Quoi qu’il en soit, depuis que je me suis fait un peu bousculer dans mes habitudes, ça va bien mieux.


Mardi soir, c’est l’homme de cinéma, M. Javot, qui s’est pointé en trombe à l’accueil, de retour du bal du 14 juillet où étaient allés en masse la plupart des pensionnaires et même du personnel. Il est arrivé comme un chiot dans un jeu de quilles, le Javot, il a posé sur le comptoir trois mètres de saucisse à cuire et deux bouteilles de vin, et il s’est enfui illico vers sa chambre. Il est marrant, ce M. Javot, on a toujours l’impression qu’il est en train de cadrer une scène et de se jouer des dialogues dans la tête, et il répond quelquefois en retard, comme s’il avait pris le temps de jouer plusieurs scénarios avant de se décider. Là il n’avait pas prévu de répartie. Je n’ai pas eu le temps de le remercier. J’ai mis les deux bouteilles de côté en cas d’urgence, mais j’espère ne pas avoir à y recourir, c’est du brutal de la Communauté Européenne, juste bon à nettoyer les éviers en inox ou à la rigueur un dentier. En revanche, pour la saucisse, j’ai vraiment apprécié l’attention, me demandant déjà, au vu de la taille du bout de barbaque, comment organiser un repas avec les collègues pour la partager dignement.


Mercredi c’est l’ami Gaston qui m’a rendu visite, accompagné mine de rien par Mademoiselle Fox, une mystérieuse rouquine qui est ici depuis un bout de temps. Je dis mine de rien pour le Gaston parce que j’ai bien vu qu’il essayait de dissimuler, pas forcément à moi, l’intérêt extraordinaire qu’il lui portait à la rouquine. Sacré Gaston, il en avait presque la langue qui pendait hors de la bouche tellement il la dévorait des yeux, comme un loup devant une brebis. Mais j’ai vu par la suite qu’elle n’était pas une brebis, plutôt une louve ou une renarde, de ces animaux prédateurs qui n’ont pas besoin d’en imposer pour se faire respecter. Bref, j’étais peinard en train de nourrir ma petite famille quand je les ai entendus s’approcher. Ils se tenaient la main, ai-je remarqué tout de suite, et devaient être cachés dans le noir depuis un moment à m’observer. J’ai remarqué d’ailleurs que d’autres clients nous observent au fil des nuits, les renards et moi, depuis le balcon de leur chambre. Je sens leurs yeux sur nous, leur souffle qui s’arrête quand les renards apparaissent, et j’entends les portes qui se ferment doucement à la fin de la représentation. Ils se sont assis près de moi, les deux tourtereaux, et Gaston nous a présentés, et il a continué sur son invitation à venir dîner chez lui vendredi. Pendant ce bavardage, nous regardions les renardeaux qui se disputaient des morceaux de viande. Et là tout d’un coup l’un d’eux, le plus dégourdi, est venu près de nous. C’était bien la première fois qu’un de ces petits diables s’approchait autant de moi, j’en étais si fier de ce petiot que j’avais vu grandir et s’enhardir depuis quinze jours qu’il était apparu. Et puis il m’a un peu déçu, le salopiaud, parce qu’au lieu de venir se blottir dans les bras de tonton Lulu, comme j’avais rêvé qu’il le ferait, il s’est dirigé directement vers la demoiselle Fox et lui a mordillé le bas du pantalon, comme pour l’inviter à le suivre. Ce qu’elle a fait le plus naturellement du monde, nous laissant, le Gars Gaston et moi, comme deux cons avec leurs culs posés dans les graviers et les yeux écarquillés comme Biguelune, un personnage dont il faudra que je vous parle. Je ne lui en veux pas à la demoiselle, elle l’a fait si naturellement de me voler mon renardeau que ça semblait un emprunt, mais j’espère qu’elle ne partira pas avec mes petits tout de suite, qu’elle me laissera en profiter encore un peu. Je sais bien qu’ils seront protégés avec elle, mais j’aimerais tant les garder jusqu’à la fin de l’été.


Jeudi soir, un esclandre dans la chambre 4 a bien failli briser, et l’a d’ailleurs fait pour les voisins les plus immédiats, la quiétude de toute l’auberge, et il a fallu que j’intervienne. Dans ces cas-là, hélas pas si rares dans un établissement qui reçoit du public la nuit, il faut toujours créer un effet de surprise avant d’aller voir ce qu’il se passe. C’est un conseil que m’avait donné un vieux de la vieille quand je débutais encore : “Ne t’interpose jamais, mon Lulu, quand deux clients se foutent sur la gueule, parce qu’ils te sauteront tous les deux sur le poil si tu viens à passer entre eux. Arrange-toi pour les surprendre par un évènement imprévu, puis arrive innocemment comme si tu ne t’occupais pas de leurs affaires.” Exclue donc la possibilité d’aller taper à la porte, ça les énerve car ils prennent cette simple intervention pour un reproche, une intrusion. Il faut donc créer le fameux effet de surprise pour détourner leur attention de leur différend, et il n’y a pas cinquante moyens d’y parvenir : c’est l’alarme incendie ou l’extinction des feux. L’alarme incendie est réservée aux cas graves, quand les protagonistes en sont venus aux coups, avec ou sans intervention des voisins des chambres alentour. Là il faut les séparer, et rien de tel qu’une bonne peur panique pour y parvenir, ça rabiboche tout le monde. Ce soir-là toutefois, c’était juste en train de monter, et les entendant depuis mon poste à l’accueil, je me suis levé pour passer la tête dans l’escalier et essayer de localiser l’origine des cris. J’ai vite reconnu la voix de poissonnière marseillaise de la petite Natou, dont je connais le diminutif car elle s’est fait beaucoup d’amis ici qui l’appellent ainsi. Et j’ai deviné que la grosse voix était celle de son bonhomme, le grand pas tibulaire comme elle le dirait, la Natou. J’ai donc coupé le jus dans tout l’étage, me préparant à aller faire semblant de fouiller le placard technique du premier comme je le fais toujours dans ce genre de situation. Mais il n’y en a même pas eu besoin : d’autres clients s’en étaient mêlés, les gars de la 3 et de la 6 je crois, habilement d’ailleurs car le grand type est sorti de l’auberge en ronchonnant, ça a discuté brièvement à voix basse pendant que je rétablissais les lumières, et les deux héros du soir, dont un encore en calbute, sont descendus à l’accueil pour se remettre de leurs émotions et se féliciter mutuellement. Je leur ai payé un coup, on a bavardé, et j’ai découvert que l’un d’eux connaissait aussi mes astuces pour séparer les clients, vu qu’il est serveur dans un troquet parisien. Un homme du métier, ça se respecte, on s’en remet une petite ?


Vendredi, c’était le repas chez Gaston, où je suis allé en compagnie de Dame Jeanne et de la petite Adèle. Je devais les ramener avec le combi, mais elle ne m’a pas laissé conduire pour le retour, va savoir pourquoi.

Que dire de la soirée si ce n’est que j’étais en famille, en confiance, comme je ne l’avais pas été depuis mon enfance. Je ne sais pas comment Gaston s’est débrouillé pour organiser cette soirée mais tout y était : la chaleur, l’amitié, la franche rigolade, les amours en filigrane, la bienveillance de toute cette petite tribu réunie autour d’un repas, avec simplicité. Avec Henri et Adèle, on a un peu fait tapisserie, entre notre Gaston avec Anna et Dame Jeanne avec Marco d’un côté, et de l’autre les deux grandes filles qui semblent s’entendre bien plus que de simples amies, mais on a participé à cette petite fête à notre mesure, et c’est avec regret que je suis revenu prendre mon service à l’auberge.

Il m’a d’ailleurs fallu remercier la cuisinière qui m’avait remplacé, et pris d’inspiration je lui ai claqué une bise sonore sur la joue, bise qu’elle n’a pas vue venir et qui l’a laissée interdite et à moitié indignée. Il faut dire que nous avons eu une histoire tous les deux, où elle m’a fichu la honte, et que je ne fais habituellement pas le malin quand elle est là. Ce coup-ci pourtant, je pense l’avoir remise dans ma poche, ou en tout cas elle m’a laissé le croire, et vu la facilité de la victoire je doute maintenant que c’en était vraiment une.


Samedi, c’est juste un client un peu fou qui a fait mon bout de soirée, se promenant à moitié à poil sous la lune et essayant de poursuivre mes renards. J’ai bien vu qu’il était trop âgé et trop bourré pour y parvenir, et je ne m’en suis pas inquiété, mais à son accent russe j’ai reconnu le client dont tout le monde parle : le fameux Comte Romanov qui a déjà planté des scandales au restaurant. Et comme tout le monde en avait parlé je savais qu’il y avait son domestique dans sa chambre. J’ai donc réveillé le pauvre bougre pour qu’il ramène son employeur à bon port. Appelez ça de la solidarité entre ivrognes, mais je n’ai pu me fâcher avec le vieux monsieur.


Dimanche, ce sont deux nouveaux tourtereaux que j’ai repérés : le japonais et l’autrichienne. Pour le japonais, je ne suis pas certain qu’il en soit un, en tout cas il n’en a pas le physique, mais avec un nom et des manières pareils il pourrait bien en être, au moins adopté. Il se déplace en tout cas avec beaucoup de grâce et de sûreté, qui me font penser à un adepte des arts martiaux ou d’une philosophie orientale. Je reconnais avoir beaucoup d’imagination. L’autrichienne quant à elle, c’est la Gräfin von Ersterbach, Gräfin ça doit vouloir dire comtesse ou patronne en chef, c’est selon, comme dirait Dédé mon cousin du midi, en tout cas elle sait se faire obéir sans élever la voix, privilège des aristocrates. Toujours est-il que je les ai remarqués tapis sur le balcon de la 5 quand je suis sorti voir mes renards, et qu’ils sont restés immobiles mais pas silencieux. C’est fou ce que des murmures portent loin dans la nuit, je les ai écoutés commenter le spectacle. Puis ils se sont retirés dans la chambre, mais ils n’avaient pas fermé la porte-fenêtre et j’ai dû rentrer dans l’auberge pour ne plus surprendre involontairement leurs rires et leurs soupirs. Du peu que j’en ai entendu, ils s’amusaient bien, nos touristes.


Et puis Lundi j’ai repensé à toute cette semaine écoulée, et je me suis dit que j’avais bien de la chance : des amis à chérir, une maison et des clients à protéger, des amours qui se nouent et se dénouent devant moi, des petits qui grandissent, tout cela m’a fait comprendre que j’étais au cœur d’une grande famille, une famille renouvelée sans cesse avec des départs quelquefois déchirants, des retours et des arrivées enthousiastes, une sorte de famille dont le foyer commun est une toute petite auberge perdue au milieu des lacs et des bois, et qui réunit ses membres éparpillés à la faveur d’un été. Certains viennent s’y retrouver après avoir failli se perdre, d’autres s’y reposer un instant avant de reprendre leur vol, d’autres cherchent une âme proche, et tous s’y rencontrent et échangent et vivent intensément, dans cette maison familiale d’où personne ne partira sans un grand soupir.

Je ne sais pas pour tous les autres, mon Lulu, mais cela te fendrait maintenant le cœur s’il te fallait la quitter, cette famille.

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