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Ann-Kathrin von Aalders, Gräfin von Ersterbach

Chambre 1

L'herbier du Jura - Das Herbarium

Chère Marie-Ange,

Akikazi et moi avons pris un certain rythme et c’est dans sa chambre que j’ai passé la nuit dernière. Comme j’aime la tendresse qui nous unit et ces longues conversations jusqu’au bout de la nuit. J’en ai appris plus sur son entourage et ai commencé à lui parler du mien, de mes enfants, qui me ressemblent, ainsi qu’à leur père et pourtant sont si différents. Quatre individus, quatre caractères, quatre histoires. Je me demande si j’oserais leur présenter Akikazi. Je suis partagée. D’un côté l’envie de garder pour moi cette histoire, de l’autre l’envie de la faire connaître pour sa beauté et la joie qu’elle m’apporte. D’un côté l’envie de les provoquer avec une facette de moi qu’ils ne soupçonnent pas (et que je ne soupçonnais pas moi-même), de l’autre la peur de leur jugement. Peut-être n’aurai-je jamais à le faire, Akikazi doit partir ce weekend. Qu’adviendra-t-il de nous après cela ? Je ne sais.


Je me suis levée tôt ce matin et me suis douchée rapidement. Je suis partie me promener sur les chemins au bord du lac. Ciel bleu magnifique. J’avais besoin de me changer les idées et de me retrouver seule. On prend l’habitude de la solitude plus vite que je ne l’aurais imaginé et un homme dans ma vie, déjà, offre une sensation étrange.

Vous savez ma passion pour les plantes. La végétation qui peuple ce lac jurassien est fantastique. Je suis toujours étonnée de voir combien d’une montagne à l’autre on retrouve certaines espèces de fleurs et combien aussi la flore est différente. Le Jura et les Alpes sont pourtant bien cousins germains mais je découvre des plantes ici que je n’avais pas eu l’occasion de voir avant. J’aime ces tours du lac pendant lesquels mon oeil est distrait du vert par les couleurs connues ou nouvelles. L’indigo d’une fleur aux pétales ouvertes sur le matin, le jaune des gentianes que je reconnais, le blanc (et le parfum) du fenouil sous le soleil, les violets tirant sur le bleu des grappes de fleurs de sauge ou de tant d’autres fleurs que je découvre.

Revenue de ma balade, j’ai trouvé dans la véranda la femme au turban (aujourd’hui rouge et orange aux motifs comme de feu, l’effet était saisissant sur son visage un peu pâle) dont je vous ai déjà parlé, affairée sur son herbier. Cela fait plusieurs fois que je la vois s’occuper et son herbier a l’air assez conséquent. Du coup, je l’ai abordée et nous avons commencé à discuter. Elle maîtrise la botanique locale de façon extraordinaire et j’ai pu apprendre le nom de fleurs et plantes que j’avais remarquées mais dont m’avait échappé le nom exact. J’ai été surprise de voir que le lac n’a que quelques nénuphars mais Brigitte (c’est son nom) m’a expliqué que le Myriophylle en épis (une plante aquatique) menace les nénuphars locaux. J’ai tout appris sur les orchidées qui poussent dans la région et que j’avais vues mais pas su identifier exactement. J’avais en revanche reconnu la gentiane jaune à la longévité extraordinaire (cinquante ans !) que nous avons aussi en Autriche, où elle est protégée.

L’herbier de Brigitte est magnifique, méticuleux, à la limite de l’obsession tant il comporte de détails. Date de cueillette, temps de séchage, noms latins, vernaculaires, espèces proches, elle a même parfois des photos de la plante in situ avant cueillette. Une oeuvre d’art… et de science.

Les plantes ont des vertus médicinales, comme chacun sait, mais parler des plantes semble en avoir aussi. Au gré de la conversation, Brigitte s’est un peu confiée et m’a parlé de ce qui l’avait amenée dans cette auberge. Elle est malade, ce que j’avais deviné (turban et maigreur aidant) et tente de faire un peu le tri dans sa tête et dans son corps. Elle m’a raconté un peu tout à trac ses difficultés au fil des années. Son corps qu’elle ne voulait pas voir changer, ses multiples déboires pour avoir des enfants, qu’elle n’a jamais eus. Je n’ai du coup pas osé lui parler de mes enfants. Les difficultés de voir autour d’elle ses soeurs Virginie et Christelle fonder des familles alors qu’elle ne pouvait pas. Et enfin le fait que son mari Gérard ait servi de donneur de sperme à un couple d’amies lesbiennes qui voulaient avoir un enfant et que cette enfant aujourd’hui soit en passe elle-même de devenir mère. Elle m’a parlé de Gérard et de la façon dont il la protège et s’occupe d’elle. Tout cela entre la gentiane et le nénuphar.

Je pensais que ma vie était triste, je crois que j’ai trouvé pire. J’espère pour elle que Brigitte va trouver un peu de répit.

Je vous tiendrai au courant.

Je vous embrasse et vous envoie toute mon amitié.

A-K. v. A.

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