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Philippe Genette

Chambre 11

Inspections

Vingt jours écoulés sur trente. Je passe le moins de temps possible à l’auberge. Après la scène de ménage entre le couple de Marseillais, les nobliaudes collet monté qui se racontent des histoires de famille à six particules et maintenant une espèce de faux Romanov qui promène partout son accent russe avec aisance (sans doute Monsieur est de Valence), moi, tous les soirs… Non, je ne fais pas la plonge à l’Alcazar. J’explore. Je prospecte, je quadrille. À force de passer du temps au bistrot à Pollox, j’ai fini par rencontrer les bonnes personnes, payer les petits verres de prunelle qui délient les langues (et qui incidemment me permettent de passer auprès de tout le village comme un champion aux dominos, car, contrairement à mon adversaire-interlocuteur, j’en reste au perrier-menthe). Avec quelques bouquins dénichés à Saint-Claude, mon itinéraire est fait. Deux tourbières, quelques gouffres, une ruine abandonnée depuis si longtemps qu’on ne sait plus de quoi, des pierres levées, bref, tous les lieux, dans un rayon de 10 kilomètres, où il a pu se passer quelque chose sont désormais pointés sur ma carte. Je fais le tour. Parfois à l’aube, parfois en fin de journée. Dans la plupart des cas, je ne découvre absolument rien, qu’une vieille ferme où les ronces poussent dans l’auge à cochons, un rocher où s’ébattent des crécerelles, un tas de pierres. Normal et prévu : presque toutes les vieilles histoires relèvent du conte pour enfants. Il suffit de voir le nombre de barres rocheuses qui se sont retrouvées avec, sur le dos, une légende du genre brèche de Roland ou saut de la Pucelle, les ponts du Diable aux quatre coins du pays.

D’autres fois, ce n’est pas la même histoire.

Ce sont toujours de petits riens. Un souffle d’air glacé, alors qu’il fait 28°. Un profond soupir dans mon dos, à quelques pas de moi ; et quand je me retourne, bien entendu, rien. Le bruit d’une conversation, indistincte, bribes de langue inconnue, qui semble monter de la mince ouverture donnant accès au gouffre P… que les spéléologues savent éboulé, définitivement obstrué. Rien, donc, que des phénomènes discrets. Le genre d’épisode auquel on peut toujours forger une explication rationnelle, tout juste assez tirée par les cheveux pour semer le trouble.

Je ne m’attends pas à voir surgir une vouivre de jeu vidéo dans la forêt. Et la carte des sites où « il s’est passé quelque chose » ne dessine pas le chiffre 666, ni un pentacle pour roman d’Umberto Eco. Tout au plus sont-ils concentrés en une bande assez étroite de part et d’autre d’une barre rocheuse entourée de forêts, à peu près centrée sur la tourbière que je n’ai pas visitée encore, celle des Bourdis. Les anciens affirment qu’il y avait là un « camp romain », autrement dit un oppidum gaulois, sans doute de peu d’ampleur car il n’a pas laissé de trace. Me voilà avec des Gaulois maintenant. Ce qui n’a rien d’étonnant : il y en avait partout.

L’autre jour, j’avais programmé de me rendre à la Fontaine noire, préparé mon sac, plié ma carte – je me revois le faire. Et le lendemain matin, au lever du jour, je la retrouve étalée sur la table, un crayon pointant vers un tout autre lieu, vigoureusement entouré, un lieu en pleine forêt que je ne citerai pas. Et je ne pouvais pas l’avoir entouré, vu qu’il ne faisait pas partie de ma liste.

J’ai songé à une mauvaise plaisanterie du dénommé Henri, l’homme à tout faire, qui doit avoir toutes les clés et qui, la nuit, sent un peu la vieille prune. Je suis allé à la fontaine (RAS) puis à ce lieu, qui n’était pas bien loin. Le soir tombait déjà, le vent s’est levé, il tournoyait dans cette clairière où rien ne pousse parce que la roche affleure. Et au centre, une espèce de chicot pierreux, lissé, poli par les pluies, allongeait son nombre vers l’est. Je ne pouvais pas m’en détourner. J’imaginais Henri au chaud riant de sa bonne blague, et quelque chose m’a touché l’épaule et tiré en arrière par mon sac à dos. Je me suis retourné. Rien, rien, encore et toujours rien, sauf qu’une pierre a roulé sur le sentier, comme heurtée par un pied ; alors j’ai couru derrière « lui » en criant, en l’appelant, jusqu’à la limite des arbres où j’ai trébuché. Je me suis relevé, j’ai sorti ma lampe car il faisait déjà très sombre. Je l’ai braquée vers le chicot, qui s’est dressé, blafard, dans le faisceau. Derrière, plusieurs paires d’yeux blancs sous les arbres. Je me suis approché à grands pas et ils se sont dispersés, sautant dans l’éclat de ma torche : trois chevreuils. Deux yeux sont restés là. Comme reculant et tournant à mesure avec moi. Aucune forme, aucun corps, rien que deux ellipses pâles dans la nuit. Je suis parti en tournant sur moi-même : surveillant alternativement les yeux et « lui », tout à l’heure, sur le chemin, et soudain je n’ai plus rien vu et je n’étais plus sûr de rien, sauf des chevreuils. J’ai couru jusqu’à la voiture.

Une fois rentré, j’ai découvert sur l’épaule droite de ma veste quatre traces parallèles, d’avant en arrière : de la tourbe. Soit je vais demain soir au Bourdis, avec un solide bâton de marche et deux lampes ; soit je demande à Henri sa plus forte gnôle. Soit les deux à la fois.

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