Informations sur l’accessibilité du site

Anna Fox

Chambre 12

Chante rossignol chante, toi qui a le coeur gai

Je n’ai pas revu Gaston depuis la soirée chez lui vendredi. J’ai fait mon possible pour rêver de lui. Rêver de lui endormie et pas seulement éveillée. Et il est venu dans mes rêves. Ce matin, dès que j’ai ouvert les yeux, c’est son prénom qui a immédiatement surgi, puis j’ai senti les frémissements de ma peau. Il a une présence étonnante en moi. C’est trop, ce n’est pas assez, c’est trop tôt. Et je veux beaucoup, je veux tout. C’est trop tôt.


Gaston, mon cher Gaston, je t’embrasse

Je pars. D’abord à la mer, ensuite on verra. Parce qu’il y a des moments où rien ne peut être changé sans que tout change. Des moments où rien ne peut être dénoué en nous sans quoi tout est dénoué.[1] Le passé n’est pas tout entier derrière moi. Devant moi, à mes pieds, le présent fait s’ouvrir un précipice au bord duquel je suis prise d’un vertige.

Ce que je ressens pour toi n’est pas venu comme ça d’un coup, c’est venu petit à petit, très vite mais petit à petit. Tu es celui que je ne connais pas mais dont je sais des choses que personne ne sait. Tu es tout ce que je ne sais pas que tu es. Tu es celui que je voudrais connaitre.

Tu as plié mes chagrins dans le manteau d’un jour d’été. Tu m’as écoutée revivre dans la clairière des bois noirs, tu m’as guidée sur la piste des loups et fais courir avec les renards. Tu m’as attendue au bord d’un talus devant la forêt. Tu comprends ce que j’aime, ce que je cherche, ce dont j’ai besoin. Mais tu pourrais m’emmener dans un envers de moi que je ne maitrise pas, je ne veux pas aller plus loin encore, je ne parviendrai plus à m’enfuir. J’ai du feu dans les cheveux mais je suis une fille de l’eau et de l’air, je glisse sous les doigts, je m’envole, j’échappe même à moi-même.

Je n’ai vu que tes mains, qui sont très douces, tes cheveux longs, tes yeux d’aventure, j’ai entendu ta voix, tu m’as souri. Je connais l’odeur de ta peau, je sais que ta peau est lisse et chaude comme les pierres des rivières, et que nos peaux se parlent. Tu m’as tenue dans tes bras, toute entière contre toi, le monde a basculé mais je ne suis pas tombée. Je ne connais pas le goût de ta bouche, de tes lèvres, de ta langue. Ton corps en entier, ton corps nu, je ne le connais pas. Nous n’avons pas passé une seule nuit ensemble, sinon elle n’aurait jamais fini.

Je voudrais du temps, que nous n’avons pas. De l’espace, plein d’espace pour nous et pour nos rêves. Et de l’eau. Cette grande affaire des corps, cette intimité bouleversante, nous la découvrirons peut-être dans le ressac des nuits et des jours. N’importe où rien que toi et moi. Alors, nous ferons l’amour sans nous quitter des yeux. Sans nous déprendre après non plus. S’envelopper l’un l’autre, bouger le moins possible. Tu viendras dormir sur mon épaule et nous ne dormirons pas. Je voudrais faire l’amour avec toi sur le dos d’une rivière, dans les franges de l’océan. Je voudrais faire l’amour avec toi au fond des bois, près d’un torrent, dans le creux d’une cascade. Je voudrais que l’on s’enferme toute une nuit et un jour pour faire l’amour. Quelque chose de fauve, de pur, d’éperdu. Je t’aimerai comme on mord, avec mes dents et mon désir, âprement et tendrement. Ma main sur les reliefs de ton corps apprendra à tout reconnaitre de toi. Et toi, dans tes mains, tu me rassembleras. Nous nous aimerons avec des caresses, des caresses portées jusqu’au coeur. Toujours plus de caresses, ce n’est pas encore assez.

Mais si je me souviens, il me semble qu’il y a autre chose aussi, cet autre chose si important que nous avons déjà touché du doigt. Il y a une légèreté d’enfance, une nostalgie qui se promène, du vent qui souffle au large, un tapis moussu où marcher au bord d’un lac, un courant d’étincelles dans des doigts qui s’enlacent, des livres et encore des livres, des promesses de renaissance, un cerne blanc aux insomnies, des hurlements à la lune, une flamme qui brûle de l’intérieur.

Et il y a les mots. J’aime tes mots. Je voudrais que tu me donnes tes mots en les passant de tes lèvres aux miennes. Tu m’as parlé. J’ai besoin que tu me parles encore. Tu me diras des histoires. Moi pour toi, je veux des mots tendres et indomptables. Des mots de chair et d’os, libres et sauvages. Des mots pour t’emporter. Des mots pour te déchirer. Des mots pour t’aimer. Et j’imprimerai dans ta mémoire quelque chose de nous, un chemin de brindilles au bec et de pattes de loup.

Je t’embrasse lentement, longtemps, entièrement.

Serre-moi fort dans tes bras une dernière fois, le plus fort que tu peux, jusqu’à ce que j’entende mon dos craquer, jusqu’à ce que les battements de nos coeurs se confondent en une même pulsation.

Anna


Cette lettre, je vais aller la déposer dans le Toyota, sans me faire voir. Gaston saura la trouver. Je lui laisserai le petit caillou que le Snurk m’a donné. Il comprendra que ce caillou, rose comme une poussière d’étoile piqué d’une larme étincelante de corail, est un porte-bonheur. Peut-être une promesse pour plus tard, peut-être, un jour.

Très bientôt, je vais m’en aller, comme je suis venue et comme j’aime le faire, en douce. Mais vous tous à l’Auberge, même si vous ne m’avez pas repérée car je sais si bien passer inaperçue, même si nous ne nous sommes pas rencontrés car je n’ai pas une sociabilité des plus avancées, sachez que moi je vous ai vus. Chacun de vous sera dans mes pensées. Protégez le mystère qui est en vous. Entretenez la flamme. Soyez heureux. Soyez vivants.

Note

[1] J’adore ce film

Haut de page