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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Je veux mille soirées semblables, comme un feu dans la cheminée

« Il est en super état ce combi, ton grand-père a bien bossé.

— Ah oui ? Henri, que tu verras tout à l’heure, ne lui fait pas trop confiance et préfère prendre une autre voiture quand il doit aller chercher des clients à Bourg.

— La carrosserie est nickel mais il faudrait la voir tourner, surtout l’entendre, et regarder un peu sous le capot pour évaluer l’état mécanique.

— Quand tu veux ! Enfin, si tu as le temps et l’envie un jour bien sûr.

— Demande-t-on à un alcoolique s’il veut boire ? La semaine prochaine j’ai un planning chargé mais la suivante ça serait avec plaisir ! Par contre on n’a rien sans rien, il faudra m’inviter à déjeuner ou à dîner en échange, il paraît que la cheffe est top à l’auberge.

— Ou déjeuner avant et dîner après ! Marché conclu. »

Marco et moi faisons mine de cracher dans notre paume avant de nous serrer solennellement la main en riant et nous rejoignons Gaston, qui veille avec vigilance et Lulu sur les saucisses en train de cuire. Anna était arrivée, les joues rosies par la proximité du barbecue… mmm ou d’un certain être humain ? En tout cas ça lui allait très bien. Je ne l’avais vue jusque-là s’animer que pour raconter ses excursions diurnes et nocturnes autour de l’auberge. Là elle avait exactement le même air radieux que lorsqu’elle m’avait fait part de sa découverte de la famille de renards.

Gaston décida que nous mettre à table ferait venir le retardataire, selon le vieil adage, qui fut prouvé une fois de plus lorsque apparut Henri, tenant un jambon au bout d’un bras tendu et son Peugeot de l’autre, les mains couvertes de cambouis et la casquette de guingois. Adèle et la sœur de Gaston se précipitèrent à sa rescousse, l’une récupérant le jambon, l’autre le guidant vers la cuisine pour se laver les mains et l’éloigner des chamailleries affectueuses qu’il échangeait avec notre hôte. Henri connaissait le chemin sûrement bien mieux qu’Adèle mais il se laissa faire.

Forte de l’avis éclairé du beau Marco, je ne pus m’empêcher de le chambrer un peu moi aussi pendant qu’il s’éloignait :

« Vous voyez bien Henri que vous auriez dû venir avec nous, mon combi est bien plus fiable que votre vélo.

— Hep, hep, hep, interrompit Gaston, on se tutoie on a dit !

— Ah oui pardon, je promets de laisser mes oripeaux de patronne au repos au moins pour ce soir. Je vais faire un effort. »

Léo me renvoya un grand sourire :

« Je suis sûre que tu n’as pas besoin de vouvoyer pour te faire prendre au sérieux, mais je comprends. Je suis archi et quand on présente un projet à un client je préfère qu’on dise Mme Zacchetti plutôt que Léo ou Leona. »

Lucien, plutôt silencieux jusque-là, proposa, pince-sans-rire :

« Sinon vous pouvez faire comme moi et l’appeler Dame Jeanne, mais dans votre petto pour pas la fâcher. »

« Ou P’tite Patronne », renchérit Henri, qui revenait propre comme un sou neuf, flanqué de ses deux gardes du corps.

— Je ne suis pas petite ! »

J’ai pris un air faussement offensé mais je n’ai pas tenu deux secondes, j’étais tellement contente d’avoir décidé de venir, cette soirée s’annonçait très bien. En fait toute la soirée était parfaite, dans l’assiette et autour de la table. À mon grand étonnement j’ai trouvé les brochettes de tofu de Charlie plutôt bonnes, bien que je n’en ferais pas mon ordinaire. Les côtes de bœuf massées au gros sel et saisies sur le barbecue par contre…

Tout fut parfait, même le moment un poil gênant au moment des desserts, quand Adèle a ouvert des yeux ronds au retrait du torchon qui couvrait le clafoutis :

« Il a l’air super, maman, tu as bien progressé ! »

« Je vais envoyer une photo à Papa pour qu’il ne se moque plus de toi », ajouta-t-elle derechef en sortant son téléphone.

Regards interrogateurs autour de la table, froncement de sourcils impérieux vers l’insolente l’invitant à s’arrêter là, mais la chipie ne se laissa pas démonter :

« Le premier jour que maman a invité papa à dîner à Courseulles, elle avait fait un clafoutis complètement raté et toutes les fois d’après qu’elle a essayé : pareil. C’est comme ça qu’il m’a appris à faire le fondant au chocolat. Il est cuisinier à Porto maintenant. Il dit que c’est ma responsabilité de sauver l’honneur de la famille pour les desserts. »

Se tournant vers moi :

« Mais au fait, je ne t’ai pas vue le faire ! Aaaah je sais, c’est pas toi, c’est Janette qui l’a fait, avoue ! »

Je prends une grande respiration pour avouer ma semi-tricherie et affirmer avec force que Janette m’a seulement supervisée, mais Henri parle avant moi, aussi pince-sans-rire que l’était Lulu tout à l’heure :

« Ah tiens, vous cuisinez aussi dans le camping-car ? »

Sacrebleu de b… de m… j’avais complètement zappé que depuis sa plate Henri dispose d’un observatoire idéal sur l’emplacement où Janette est installée.

Gaston, Anna et Marco, en face de moi, retenaient visiblement leur rire mais il y avait aussi, oui, de la tendresse dans leur regard. Je me suis sentie rougir mais je fus la première à finalement exploser de rire, suivie de toute la tablée, sauf Henri qui resta impassible, l’innocence incarnée… mais son œil frisait. Sacré Henri, tu ne me feras plus croire à ton personnage un peu bestiassoune désormais.

Après le dessert, Gaston, attentif, remarqua que je frissonnais dans ma robe légère, malgré le bon cardigan que j’avais pris en prévision de la fin de soirée et nous invita à prendre café, tisanes et… tisanes à l’intérieur. Sa maison lui ressemble je trouve : se mêlent avec grâce du très neuf, fonctionnel mais chaleureux, du très vieux qu’on sent porteur d’histoires de familles, pas de chichis, quelques beaux objets, deux gros canapés se faisant face et des fauteuils dans lesquels nous nous sommes installés pour bavarder doucement. Adèle tombant de sommeil, je donnai à regret le signal du départ malgré ses protestations. J’aurais bien poursuivi cette superbe soirée des heures entières mais Lucien devait relayer Janette et vu sa descente méthodique des bouteilles qui s’étaient succédé sur la table, sans parler du pousse-café, j’estimai plus raisonnable de ne pas le laisser prendre le volant. Dommage, car Marco s’était proposé pour me raccompagner si Lucien rentrait avec le combi…

Il faut que je dise à Gabriel que je suis ravie d’avoir suivi ses conseils, ça faisait bien longtemps que je n’avais pas passé une soirée aussi chaleureuse et je sens que ça ne sera pas la dernière, ma nouvelle petite bande me plaît (et pas seulement le mécano, hé hé).

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