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Alexeï Dolgoroukov

Chambre 14

Jamais de rrrrrouge !

Dur week-end.

Monsieur le Comte a définitivement évacué la fatigue du voyage et commence à faire des siennes, assez pour se (nous) faire remarquer des autres convives et du personnel.

Samedi soir par exemple, nous avons pris le dîner au restaurant. À peine installés, il a hélé la serveuse à la manière discrète qui lui est habituelle :

— Serrrrveuse ! Merci apporrrrter moi White Rrrrussian pour apérrritif !

— Bonsoir Monsieur, je n’ai pas compris votre commande, pardon.

La pauvre jeune fille avait déjà l’air mal à l’aise à ce stade pourtant précoce de cette improbable conversation.

— Prrrièrrre nommer Monsieur le Comte. White Rrrussian cocktail déléctable plein calcium pourrr vieillesse avec un peu vodka pourrrr fairrre passer.

— Je suis désolée mais nous n’avons pas de bar et nous ne sommes pas autorisés à servir de boissons fortes.

— Moi comprrrrerdre, terrrribles prrroblèmes alcoolisme en Frrrrance. Si pas alcool forts alorrrs servez-moi simplement vodka, merrrci.

Devant l’œil déconfit de la serveuse, je suis intervenu.

— La vodka ne sera pas aussi bonne que celle de votre fournisseur exclusif, Monsieur le Comte. Vous vous sentiriez trahi par cet outrage. Apportez-nous donc du vin pour accompagner le repas.

Erreur funeste. Abasourdie par cette rencontre, la serveuse a filé sans demander son reste, et j’ai bêtement pensé que, dans la région, le vin serait blanc.

Quand elle a posé devant nous une carafe de vin rouge, j’ai vu le Comte blêmir. Puis se mettre à brailler de toute l’étonnante capacité de ses poumons pour son âge.

— Rrrrrouge !!! Outrrrrage trrrrragique !!! Prrrrécision de ma rrrrréservation, jamais boirrre rrrrrrouge, manger rrrrouge, habiller rrrrrouge ! Rrrrrrouge couleurrrr maudite verrrrmine bolchévique !!! Couleurrrr trrrraîtres communistes qui ont assassiné Rrrromanov !

Le retour au calme a été difficile. Je suis allé chercher un thermos de thé vodka pour l’apaiser et en ai profité pour m’excuser auprès de Madame Lalochère et de la pauvre serveuse.

Le repas s’est poursuivi beaucoup moins audiblement pour la salle, mais j’ai malgré tout subi toute une heure de récriminations et exposés historiques sur la grande Russie impériale détruite par ces répugnants communistes. J’aurais bien pris un Bloody Mary, pour tenir le coup.

Le coucher a été long et difficile.

Le réveil encore plus. Quelqu’un, que je n’ai pas identifié, a frappé à la porte de notre chambre au milieu de la nuit pour me dire que le Comte courait quasi nu à l’arrière de l’auberge. Effectivement, en ouvrant les volets, j’ai aperçu son vieux cul flétri sous sa robe de chambre en soie.

Le temps que je descende il braillait, toutes affaires intimes exposées à un coup de lune :

— Rrrumeurrrrr vrrraie !!! Rrrrrrenards ici !!! Fourrrures magnifiques et civets délicieux !!! Attrrrapons rrrenarrrds Alexeï !!!

Deux litres de thé dopé, 50 pages de Machenka et 100 de San Antonio plus tard, il dormait à nouveau. Et on était même pas encore vraiment dimanche matin.

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