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Ann-Kathrin von Aalders, Gräfin von Ersterbach

Chambre 1

Danse improbable - Der unerwartete Tanz

Chère Marie-Ange,

Je sais déjà que je ne vous enverrai pas cette lettre, mais j’ai quand même un besoin pressant de l’écrire, un besoin pressant de confier à la plume et au papier ce que j’ai vécu hier, pour ne jamais l’oublier.

Je vous ai narré l’altercation bruyante entre Natou et son Toni dans la nuit de jeudi à vendredi. Je n’ai pas revu Natou vendredi et ne sais ce qui lui est arrivé. J’ai en effet choisi de passer la journée aux alentours de la ferme. Je n’ai cessé de marcher toute la journée et ai passé de longs moments à l’écurie des Adrets à simplement m’occuper du cheval. Vous savez combien je me sens tellement mieux en présence de chevaux que d’humains, Marie-Ange.


Hier matin samedi j’ai croisé Akikazi qui m’a proposé d’aller boire un verre à Pollox ou d’aller faire le tour du lac. Aller boire un verre ? J’ai trouvé l’idée à la fois saugrenue et mignonne, “cute”, comme dirait Anneliese. Elle est tellement loin de mes habituels rendez-vous éminemment codés de Vienne, dans lesquels le choix du salon de thé, de l’heure et même de la sorte de thé ou de café que vous prenez ont tous une signification et une importance politique sans pareille. Choisissez le mauvais café et vous perdrez toute crédibilité auprès de ces dames et serez la risée du moment. Au contraire, choisissez votre thé avec finesse (tiens, la revoilà celle-là, ma finesse) et vous finirez Trendsetter de la première heure, demain toute la “haute” boira un “Darjeeling-ramassé-à-la-main-au-coucher-du soleil-juste-avant-la-mousson avec un nuage de lait s’il vous plaît”, comme la comtesse de Tournez-Les-Taxis — j’ai toujours rêvé d’utiliser ce nom dans un écrit, pour le sourire ! Du coup, que quelqu’un me demande, à moi, “d’aller boire un verre” est quelque chose qui ne m’est jamais arrivé en si peu de mots. Ce qui m’a fait choisir le tour du lac.

Nous avons à nouveau longuement discuté. De tout de rien, jusqu’au moment où Akikazi m’a demandé si j’avais des hobbies. J’ai répondu à sa question sans réfléchir, m’imaginant sur le dos de mon cheval Südtanzer, cheveux au vent. Akikazi a vraisemblablement interprété ma description comme suggestive car son ton dans cette conversation et sa soudaine envie d’essayer “de ressentir cette puissance entre les jambes”, comme je la lui avais décrite, suggérait clairement plus que l’équitation. Ce n’est pas la première fois que nos échanges portent en eux une charge un peu plus que sensuelle.

Lui aime la danse, la danse contemporaine, ce qui m’a étonnée et ne colle pas avec mon idée de ce que peut aimer un agent d’assurances. Peut-être plus avec l’image du touriste japonais ? Il faudra que je me sorte celle-ci de la tête. Hormis Vollmond de Pina Bausch que j’avais vu à Vienne “parce que cela se fait” et vraiment trouvé merveilleux, je ne connais rien à la danse.

À l’approche de l’auberge, Il m’a demandé tout à trac s’il pouvait m’embrasser et j’ai dit oui. Oui. Un laconique oui, Marie-Ange. La tension qui s’était accumulée entre nous le temps d’un tour de lac était arrivée à son comble. Il s’est hissé sur la pointe des pieds et a pris mon visage dans ses mains, l’a attiré vers lui et nous avons échangé un long baiser. Ce qui s’est ensuite passé me chavire encore le corps. Nous avons rebroussé chemin et repris le chemin du lac, main dans la main, d’un pas urgent. Nous avons bifurqué sur un sentier qui s’enfonçait derrière un bosquet. Là, cachés, sur un lit d’herbes sèches et piquantes, de cailloux pointus, nous nous sommes découverts. Ses mains sur mon corps, sous mes vêtements, ses doigts et sa langue habiles à trouver mes points sensibles. Tellement sensibles. Mes lèvres sur les siennes, nos langues enchevêtrées, mes mains et ma bouche trouvant le chemin de son plaisir. Nos plaisirs, confondus. Je ne me savais même pas capable des gestes que j’ai faits.

J’ai eu quatre enfants et ai vécu avec un homme pendant plus de vingt-cinq ans. Jamais avant ce jour je n’avais aussi pleinement pris conscience de mon corps. L’attention que cet homme a porté à mon plaisir m’a prise de court. Passée la première surprise d’entendre un homme me demander où je voulais ses mains, je me suis souvenue de ses propos sur la liberté du corps de ses compagnes et l’ai guidé. Je ne comprends pas comment Charlotte, l’ex, a laissé s’échapper des mains pareilles. Nous sommes restés là quelque temps étonnés, haletants et souriants, rassasiés, les yeux dans les yeux côte à côte sur le lit d’herbes sèches et les cailloux, les mains enlacées, avant de rentrer à l’auberge sans nous toucher et sans parler. Inutile de dire que les quelques minutes de marche étaient électriques. Nous nous sommes quittés sans rien dire sur le perron de l’auberge, chacun retournant dans sa chambre.

Marie-Ange, je ne trouverai jamais le courage de vous envoyer cette lettre, je n’arrive même pas à croire que j’ai trouvé le courage de l’écrire. Je ne suis pas amoureuse, enfin, pas comme je m’imagine ce que veut dire amoureuse. Mon corps, lui, l’est. Il vient de vivre une libération dont jusqu’ici je ne me disais qu’elle n’existait que dans les films (oh, quel cliché !) ou qui était l’apanage de féministes un peu garçonnes voulant faire croire à nous, les bien éduquées garantes de la morale, que le corps de la femme est fait pour le plaisir.

Akikazi, les mains d’Akikazi (je tourne ce nom dans tous les sens tant il est improbable dans ma vie) ont en une après-midi déchiré le corset de quarante et quelques années d’éducation coupante et castratrice. Je ne sais où tout cela me mènera. Que dit l’ikigaï ? Deuxième pilier : se libérer soi-même. Et le cinquième : être ici et maintenant. Si je me regardais avec mes yeux d’hier, je me traiterais probablement de hippie, de dévoyée, ou pire. Je me dévisagerais en arborant un rictus hautain et condescendant en guise de sourire. Peut-on changer si vite ?

Avec toute mon amitié,

A-K. v. A.

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