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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Le paradis peut attendre

Le ciel avait été laiteux et couvert toute la journée. La température n’avait pas bien grimpé non plus. S’il semblait n’y avoir aucun risque d’averse, nous allions tout de même être un peu à la fraîche pour le repas en plein air du soir. Mais je savais que je pouvais compter sur le grandissime demi-cylindre qui constituait la base du barbecue. Étaler les braises sur toute la longueur après la cuisson nous fournirait un chauffage extérieur suffisant jusqu’au dessert. Au besoin, au cas où la fraîcheur se ferait humide, nous pourrions toujours prendre café, thé ou tisane (et digeo !) en nous rapatriant dans le salon. Mes deux belles greluches s’étaient totalement investies dans les préparatifs depuis la veille, voltigeant en cuisine pour préparer salades composées et… brochettes de tofu mariné !

— Euh… Léo… Je ne suis pas bien certain que ça intéresse grand monde, tu sais…
— Respire, Tonton. J’me doute. Je n’en fais pas des masses. C’est juste que je veux bien faire une entorse avec le saucisson, comme à chaque fois que je suis ici, mais au-delà ça m’est… compliqué.
— Oui, je sais bien, ma belle. Je te fais confiance, va.
— Et puis la marinade va nous servir à assaisonner un peu de riz, aussi. Bande de fichus barbares viandards !


Viandards, viandards… Elle en a de bonnes, Léo ! À peine trois saucissons à cuire, deux petites côtes de bœuf et quelques godiveaux. Faut pas exagérer non plus ! Foskifonon ? Et la maison Gumowski encourage chaudement la pratique des doggy bags, en plus. D’ailleurs, les saucissons à cuire, ils étaient en cours. Sous la braise, en papillotes et baignant dans un bon vin, à côté de quelques patates. Parfait pour une entrée chaude bien du coin, et pour un recyclage froid en salade le lendemain. C’était d’ailleurs alors que je venais surveiller la cuisson de ce petit monde dans l’une des extrémités du barbecue que Marco me surprit en me claquant la bise sur une arrivée étonnamment silencieuse.

— Mais ? Je suis devenu sourd comme un pot ou bien ? Je n’ai pas entendu Scarlett…
— Restée à la maison. Je suis venu avec un vieux Kangoo qui a bien souffert. Je me suis dit que ça ferait plus couleur locale. J’avais pas non plus trop envie de passer pour un kéké qui se la raconte avec son Américaine ostentatoire auprès de tes invités.
— Couillon, va. Et tu vas voir, les quelques que tu ne connais pas encore, c’est de la sympathie sur pattes.

Premiers piaillements des gamines, débarquant avec un panier rempli de canettes de bière et d’une bouteille de blanc, le tout bien frais.


Un premier trio d’invités arriva. En mode charge endiablée de la cavalerie Adèle. Qui ne manqua pas de me sauter au cou en pleine course accompagné d’un Gaston ! haut dans les aigus et bien trempé. Ouais. De bière, pour l’occasion. Ce qui n’a pas manqué d’amuser Marco.

— Je te présente Marco.
— Salut, Marco ! Moi, c’est Adèle.

Qu’elle accompagna d’un grand et vif signe de la main. Avant de descendre, sans attendre de réponse, et de repartir aussi vite qu’elle était arrivée, en direction des filles, cette fois. Ah. Voilà. Nouveaux piaillements.

— Elle est trognon, cette môme, dis donc !
— Attends de voir sa mère, mon pote…

Mère qui apparut alors, avec un large sourire et les bras chargés d’un énorme clafoutis. Et l’ami Lulu à ses côtés, transportant pour sa part une grosse boîte Tupperware qui semblait protéger un gâteau tout coloré.

— Hey ! Bonsoir, Jeanne. Ça me fait plaisir de vous avoir. Par contre, comme ce soir vous êtes sur mon territoire… On va se tutoyer, tu ne m’en veux pas ? ;-)
— Ça devrait aller pour cette fois, Gaston…
— Jeanne, je te présente Marco, sauveur multirécidiviste du Toyota. Marco, je te présente Jeanne. Hum. Ma patronne, mais pas ce soir.
— Enchanté.

Tellement, qu’il s’aventura à oser une bise. Enchanté, oui… Vraiment, à en croire son regard. Bien content de moi, sur ce coup-là. Faut dire que je commence à connaître les goûts du lascar.

— Salut mon Lulu. Alors, je disais quoi déjà ? Soutien de famille, c’est ça ?
— T’es con…
— Note qu’on pourrait avoir nettement pire comme descendance, non ?

Il a souri. Puis il était soudain ailleurs. Rêveur et mélancolique. Est-ce que j’avais dit une connerie, moi ? C’est vrai que malgré nos épisodes nocturnes, il ne s’est jamais trop confié sur sa vie personnelle, Lulu. De la bonhomie pour la devanture, du mystère pour l’arrière-boutique.

— Vous êtes donc venus ensemble de l’auberge ?
— Oui. J’ai tenu ton rôle mais avec mon Combi. Que Lulu reprendra pour aller relever Janette et mettre Adèle au lit. Enfin. Au cas où je m’attarderais trop, bien sûr…
— Un Combi ? Un vrai ? Quelle année ?

Chassez le mécano, Marco revient au galop.

— Le seul, l’unique, le vrai, voyons ! Un T1. Le mien est de 1962, qui se passe de mère en fille, chouchouté pendant des décennies par mon Papi.
— Sérieux ?! Tu veux bien me le faire voir ?
— Bien sûr !

Ni une, ni deux, ils s’éclipsaient tranquillement en discutant, direction l’autre côté de la maison. Ça s’était attroupé, affairé, activé, entretemps. Desserts mis au frais, valse des verres et des bouteilles, de quoi grignoter à l’apéritif, des panières à pain, et une bonne partie du reste de l’attirail et des ustensiles. Manquaient plus qu’Henri — on ne change pas une équipe – et… Anna. Que je n’avais pas revue depuis sa course sauvage et nocturne en direction des bois, dans la nuit de mercredi à jeudi.

— Ne t’en fais pas pour ta jolie renarde, fils. Elle est bien rentrée. Sur un beau nuage, apparemment…
— Ce n’est pas « ma » renarde, Lulu.
— Pas de débat à ce sujet, va. Je te tiens juste au courant.

Merde, Lucien ! Je ne suis pas l’un de tes bouquins, à la fin. Il est vraiment bluffant, parfois. Pour me la jouer l’air de rien, je décidai qu’il était temps de secouer le Riton par SMS.

Qu’est-ce que tu fous, encore ? Magne-toi de ramener ton gros cul mou. Dans une demi-heure, y aura plus rien ni à boire ni à becqueter.

Remisant le téléphone dans la poche du jean, l’apparition pouvait avoir lieu.


En léger contrebas, à la lisière d’un petit bois, l’incendie de sa chevelure attira mon attention. Elle arrivait, telle qu’elle était. Ou telle que j’aimais me la représenter. De loin déjà, elle m’apparaissait comme sa coiffure : un peu plus libre, un peu plus sauvage encore. Je plantai le nécessaire à barbecue dans les mains de Lulu en lui confiant le soin de sortir ce qui devait avoir fini de couver sous les braises, l’assurant que je me chargerais de lancer le feu pour la suite. Et je partis à la rencontre d’Anna. Elle avait déjà parcouru un bon bout de chemin, elle était rapide sans pour autant donner l’air de cravacher.

Au point de jonction, je la pris instinctivement dans mes bras. La serrant fort. Longtemps. Étreinte partagée. À peine nous détachions-nous que je passai à l’attaque.

— Alors ?
— Alors, quoi ? Tu te doutes bien que ça ne se raconte pas facilement. Si seulement ça peut l’être…
— Il va pourtant falloir que tu fasses un effort. Rien que pour moi. S’il te plaît. Et je sais que tu raconteras à merveille.
— Plus tard. Peut-être.
— Plus tard. J’attendrai.

Nous avions alors nos paires de mains jointes à ce moment-là. Ces trucs doivent avoir une vie propre, comme les queues des chats. Ce n’est pas possible autrement. Je ne me l’expliquais pas autrement. Nous les avons alors lentement séparées, pour ensuite prendre le chemin de la ferme, côte à côte.

— Ça va aller ? Tu vas supporter d’être attablée avec autant d’humains, ce soir ?

Elle eut un rire amusé, clair et bref.

— Ça va aller. Sois assuré que je ne mordrai personne.
— Dommage…

À peine plus haut, nous faisaient face Charlie et Lulu. Lulu prit un air faussement concentré sur sa tâche. Charlie, elle, nous fixait, tout bonnement. Un air un peu grave, interrogateur, inquisiteur, d’abord, puis son visage reprit son minois de femme-enfant prête à croquer la vie.

— Anna, je te présente Charlie. Ma frangine agaçante. Charlie, Anna… Une amie… fauve. Et accessoirement une résidente de l’auberge.
— Oh… Bonsoir, Anna. Gaston se met à me taire des secrets, on dirait.

Le retour de Marco et Jeanne, l’installation des uns et des autres autour de la table, m’ont évité de devoir bredouiller une quelconque stupidité gastonesque pour me tirer d’une situation qui pouvait s’annoncer embarrassante. Nous avons donc rejoint la tablée à notre tour et entamé le premier round des hostilités.

Tant pis pour Henri. Il fait chier, celui-là.


L’entrée était déjà à deux doigts de se transformer en lointain souvenir. Je m’apprêtais donc à mettre les choses sérieuses sur le feu, lorsque l’olibrius surgit enfin. Méchamment excité comme une teigne, le visage cramoisi, la mâchoire serrée, la gâpette funambule, et les mains tartinées de cambouis jusqu’aux avant-bras. Sans même se concerter, deux ressorts se sont brutalement détendus, les projectiles émettant un strident HENRIIIIIIiiiiiii ! conjoint. Charlie et Adèle en avaient fait valser leurs chaises et étaient déjà pendues au cou de ce pauvre gugusse en surchauffe qui se retrouvait lardé pour l’occasion de deux écharpes déjantées. Bien fait pour lui !

— Ah ben quand même ! On a failli t’attendre, dis donc… Putain, et c’est quoi, ces paluches !? T’as aidé à accoucher d’une bielle ?
— M’emmerde pas, toi ! Ce sont des mains de travailleur, ça, Môssieur. Mais tu connais pas ça, toi.
— Abruti…
Charmante maison. Bon accueil. On reviendra pas. Merci, du con !
— NON ! NON ! NON ! Ça suffit, tous les deux ! Vous me faites chier ! Vous jouerez votre petit numéro plus tard et à huis clos, merci !

Charlie avait basculé en mode furax. Ce qui nous calma sur-le-champ. Vous avez déjà remarqué comme certains petits gabarits de gonzesses peuvent vous impressionner par leur autorité naturelle ? Prenez Jeanne, par exemple. Ils sont partis les trois dans la cuisine. Henri en marmonnant, pour se décrasser les mains. Accompagné en guise de club de soutien par les deux pois sauteurs qui… « piaillaient ». Ouais. Encore. Toujours pas de synonyme approprié.

Jetant la seconde côte de bœuf sur la grille, je n’ai pu m’empêcher de lancer un Tu veux que je te sorte le Kärcher, racaille ?! auquel revint en écho un sobre et tonnant POV’CON !.

À ce moment-là, personne ne pouvait voir la banane immense qui me fendait la poire.
Nous étions au complet.

Et cette tribu naissante était en train de me coller des larmes de joie.

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