Chère Marie-Ange,
J’ai tellement de choses à vous raconter que je ne sais pas vraiment où commencer. Tentons la chronologie pour ne pas perdre la tête.
Mardi, bal musette, je vous l’ai déjà relaté. Mercredi, rien d’extraordinaire, j’ai enfin fini par faire un tour à la ferme des Adrets voisine de l’auberge. Ils n’ont pas vraiment de chevaux à monter. Seulement un vieux pur-sang arabe jadis gagneur de courses que le fermier a sauvé de l’abattoir en le rachetant à un prix dérisoire à une association dont la mission est de sauver des bêtes promises à une mort que je ne veux pas imaginer. Magnifique bête, mais qui a tout donné. Du coup je l’ai juste promenée au licol d’un pré à l’autre. Le propriétaire de la ferme est particulièrement sympathique. Regardez-moi ! D’habitude si à cheval sur les convenances, les origines et les histoires de classe, voilà que je commence à aimer les Marseillaises à l’accent chantant, les fermiers du Jura et les agents d’assurance. Marie-Ange, vous ne me reconnaîtrez plus.
Parlons de l’agent d’assurances. Jamais au grand jamais je n’aurais imaginé parler comme je le fais avec un homme, et certainement pas avec un homme tel que lui. Il est petit, que dis-je, minuscule si je le compare à Armin. Il ressemble à son nom, Akikazi Takenaka, et s’il ne parlait pas français avec cet accent suisse que même moi je reconnais, je l’aurais pris pour un touriste japonais, ce qui d’ordinaire m’aurait tout naturellement détournée de sa compagnie. Il se dégage cependant de lui un calme mêlé à une tristesse à la fois profonde et légère qui me trouble plus que je ne le voudrais… Mais je m’égare.
Jeudi soir il est venu s’asseoir à ma table et nous avons dîné ensemble. Il s’est excusé pour son accueil un peu froid le jour du bal. Il a parlé de lui, de sa toute fraîche ex-compagne Charlotte qui, d’après ce que j’en ai compris, n’a rien à envier à Armin. Elle l’a quitté, ironie du sort, pour filer le parfait amour, exclusif, avec l’un de ses amants. La vie est mal faite.
Nous avons échangé sur nos couples, ou plutôt l’absence cruelle de vie de couple. Akizaki semble avoir une intéressante approche du corps des femmes ainsi que de la liberté en amour auxquelles il faudra que je réfléchisse plus avant. Il m’a demandé si j’avais jamais eu envie de me venger d’Armin en lui rendant la pareille et voilà que je me suis surprise à évoquer l’été 1999 et mon aventure imaginée avec Charles… J’ai mis le fait qu’il ne se soit rien passé sur le compte de mon éducation trop prude. Je m’en veux un peu du presque mensonge. Vous et moi savons que la vraie raison est plus triviale, Charles ne voulait tout simplement pas de moi. Repenser à ces années m’a donné des frissons comme si j’y étais. Le corps engrange des souvenirs que la mémoire ne soupçonne pas.
Cette conversation m’a troublée au point que je n’ai pas osé au dessert commander le fondant au chocolat. Akizaki avait dit quelques minutes avant que la serveuse n’arrive combien il était fou de fondant. Avouer que j’en raffole aussi m’a paru trop intime sur le moment. La tarte pêche abricot était quand même délicieuse. Ce dîner était merveilleux. Malgré la conversation parfois tendue, nous avons ri, je me suis sentie bien, heureuse, insouciante même, pour la première fois depuis longtemps. Il m’a même confié un secret que je vous raconterai une autre fois.
À la fin du dîner nous sommes montés ensemble à l’étage et je crois bien avoir senti entre nous une hésitation que je ne suis pas sûre de bien interpréter. M’aurait-il invité dans sa chambre si je ne lui avais pas dit très brusquement bonsoir ? En tout bien tout honneur probablement, cette visite aurait été liée au secret susnommé. Ou aurais-je eu envie de plus qu’une discussion sur le balcon ? J’ai la tête et le cœur un peu à l’envers ces jours-ci.
Forte de tout cela, je n’ai jamais réussi à trouver le sommeil. Vers minuit ou une heure du matin, des cris émanant de l’autre côté de l’étage m’ont sortie de mon lit. Massive altercation entre Natacha et son Toni, avec force insultes et des voix de marché du sud qui s’invectivaient sans relâche.
Décidément j’ai vraiment du mal avec ce Toni et je me sens une envie de protéger Natacha. J’ai laissé la scène se dérouler et ne suis intervenue qu’une fois Toni et tous les autres disparus (l’altercation a réveillé bon nombre de personnes autour). J’ai toqué à la porte de Natacha et ai longuement parlé avec elle. Voilà que je me suis confiée à elle aussi ! Elle a refusé mon offre de venir dans ma chambre pour être au calme et en sécurité. J’espère que son Toni se sera calmé.
Je crois vraiment que je perds de ma finesse dans cette auberge perdue au fond de la montagne. Ou serait-ce plutôt de ma sagesse ? Je n’arrive pas à savoir si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Le retour à Vienne va être rude.
Je vous embrasse,
Amitiés,
A-K. v. A.
1 Commentaire de Sacrip'Anne -
On a de ces coquetteries, quand même. Tarte aux pêches. Alors qu’il y a du FONDANT AU CHOCOLAT !
2 Commentaire de Samantdi -
s’il ne parlait pas français avec cet accent suisse que même moi je reconnais, je l’aurais pris pour un touriste japonais, ce qui d’ordinaire m’aurait tout naturellement détournée de sa compagnie.
A quoi tiennent les histoires d’amour naissantes, on se le demande…
3 Commentaire de Ann-Kathrin von Aalders -
@Sacrip’Anne je ne vous le fais pas dire. Une torture, ce dessert.
@Samantdi… Héhé.
4 Commentaire de Natou -
J’adore le ton de ton personnage ;-)
5 Commentaire de natalia -
Mais je m’égare oui, oui vas-y :)
Très touchant aussi ton personnage.
Je ne suis pas un fondant mais le ptit coeur y est !
6 Commentaire de Ann-Kathrin von Aalders -
@natou venant de vous le compliment est de taille !
@natalia merci :). Il semblerait qu’Ann-Kathrin se soit effectivement égarée, au bord du lac.
7 Commentaire de TarValanion -
Perdre en finesse ? Je crois plutôt que la comtesse se libère d’un carcan.