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Philippe Genette

Chambre 11

Introspections

Tout le monde apprend ça à l’école. Maupassant est mort ravagé par la syphilis, fou et souffrant d’hallucinations. Et Le Horla est une sorte de fiction autobiographique. C’est le genre de folie furieuse qui se manifestait chez lui, tout le monde est d’accord. Un détraqué. Le narrateur du Horla lui-même se demande sans cesse s’il est fou ou victime bien réelle d’un être invisible, mais assez matériel pour se nourrir d’eau et de lait, casser une rose et lire un livre. Jusqu’à ce que son domestique « gagne la même maladie que Monsieur ».

Peut-être ceux qui m’entourent comprendront-ils que nous ne sommes pas les seuls êtres pensants sur terre. Même cette petite écervelée à l’accent du Vélodrome, celle dont la comtesse allemande dit avec hauteur qu’elle est « d’une rafraîchissante candeur ». C’est beau, l’insouciance, et le pire est de se soucier de problèmes qui n’existent pas. Et moi ? Je suis, au sens propre ou figuré, sur les traces de fantômes. Je pense avoir compris leur présence dans les minutes du procès de ce sorcier, ce qu’on peut déduire de la réalité de son pouvoir. Je les ai retrouvés ici et là, comme des présences hostiles, ou, le plus souvent, tout à fait neutres, comme nous vis-à-vis des moineaux en quelque sorte ; à ces puissances, nous ne pouvons rien faire, ni en bien ni en mal, à moins qu’elles ne le veuillent ; elles n’ont pas à s’inquiéter de nous. J’ai rencontré des passionnés d’oiseaux, d’insectes, de plantes. Ils voient ce qu’aucun non-spécialiste ne peut voir, à moins qu’on le lui montre. Ils ont accès à d’autres plans de la réalité, très concrets, fort tangibles, et accessibles avec un peu de travail. J’ai appris quelques chants d’oiseaux. Je sais m’apercevoir de la présence d’une pie-grièche, d’une hypolaïs, là où le non-initié ne s’aperçoit de rien. Personne n’accuse ces spécialistes d’hallucinations. Au fond, pourquoi n’en serait-il pas de même des puissances invisibles ? À ceci près qu’elles ne se laissent pas attraper au filet à insectes et ne se montrent qu’à ceux qui auront su faire preuve de patience, de volonté, d’humilité ; on ne les prend pas en photo. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’une recherche attentive transforme ce sentiment confus « il y a quelque chose » en une vision brève, d’une ombre, d’une forme, en la captation d’un geste quel qu’il soit – « c’est là ».

L’autre hypothèse bien sûr est que je sois, comme Maupassant, tout à fait fou, victime d’hallucinations, de paresthésies, ou que je prenne comme signes des faits bien explicables. Que j’aie tout échafaudé de A à Z par désir, simple désir qu’existe autre chose que la décevante réalité, concrète et plate comme une table de cuisine. Que le monde est ennuyeux et vide, sans habitants mystérieux ! C’est ici qu’il faut de la finesse : ne pas prendre ses fantasmes pour la réalité. Je devrais procéder à des expériences, encore une fois, comme l’homme du Horla, très scientifique au fond, avec ses plats disposés dans sa chambre, entourés de linges blancs, ses mains salies de mines de plomb. Un dispositif rationnel implacable qui piège le Horla (l’être invisible) et prouve son existence. À moins que l’homme n’ait tout rêvé de A à Z, lui aussi.

Si je veux avancer, je dois prouver. Pas percevoir, pas ressentir, pas en rester à ce qui passera aux yeux de toute l’auberge pour des contes pour enfants pas sages. J’ai revu cette femme qui parle aux arbres. Elle se promène avec son livre, palpe les chênes (forcément, l’esprit du chêne, c’est plus vendeur, ça fait druidique…) en maugréant, et toute l’auberge en rit sous cape. Mon vieux Philippe, il va falloir être plus sérieux. Travaille, écoute, observe, et si tu ne découvres rien, et bien, il n’y aura rien, ou bien quelque chose qui n’a pas envie que tu le voies, et ça sera la même chose. Tu le cherches avec cœur et sincérité. Il t’en saura gré.

Ou alors, il est plus retors que tout ce que tu crois en savoir.

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