Bonjour,
J’arrive à la moitié de ma mission ici. L’accord de confidentialité m’empêche d’entrer dans les détails mais je prends sur ma pause pour vous faire remonter ce que je peux.
Comme vous le savez sûrement l’essentiel de ma mission concerne la formation d’un groupe de personnes sur la rotative de Bourg et la préparation du déplacement de cette machine dans une autre ville l’été prochain. En parallèle, mes collègues sur place (le chef photograveur et le chef typo) effectuent un travail similaire avec d’autres équipes pour leur spécialité. Le directeur technique m’a informé que cette mission fait suite à un appel d’offres auquel vous avez répondu ensemble.
Vous m’avez demandé de rempiler parce que je connais bien cette machine, qui est assez ancienne. Les équipes sur place savent s’en servir tant qu’il n’y a pas de problèmes mais n’ont pas l’expertise pour préparer un déplacement ou même améliorer son fonctionnement ou faire les petites réparations. Je dis « les équipes » mais cette machine servait tous les trente-six du mois et s’approchait chaque jour un peu plus de la mise au rebut. On peut dire qu’en gros personne ne sait vraiment s’en servir.
Même sans savoir ça, je ne sais pas ce que vous imaginiez dans les bureaux quand vous avez fait la réponse mais on ne forme pas un rotativiste en cinq semaines, même avec une petite expérience en imprimerie. En plus on perd un temps fou tous les jours avec un genre de réunion debout tous les matins pour tout le monde en faisant la ronde. Elle tombe en milieu de service pour nous et ne sert pas à grand-chose. Elle n’est pas longue mais elle casse le rythme.
Tout ça pour vous dire que ma mission s’achèvera le 2 août mais que pour la vôtre, celle que vous avez signée pour le marché, on sera loin du compte, je préfère vous prévenir de suite. Si vous pensez que c’est parce que je fais mal mon travail, vous pouvez envoyer quelqu’un d’autre et interrompre ma mission plus tôt que prévu, ça ne me pose pas de problèmes.
Bien cordialement,
Joseph Midaloff
Salut mon Didi,
Je t’ai mis en copie du mail à Jentry. Ça fait partie de mon plan dont je te parlais hier. Rendons à Fanny ce qui est à Fanny (tu l’as ?), c’est Julie qui en a eu l’idée. Elle en a dans la caboche ma chérie, crois-moi.
Donc samedi matin, je l’embarque pour un tour en barque (ha ha) sur le joli petit lac de l’auberge. Enfin c’est pas une barque c’est une plate m’a dit le gars qui fait homme à tout faire ici, mais tu t’en fous. J’avais pas trop prévu de lui parler de la mission mais on était bien ensemble là tous les deux sauf que moi j’étais pas si bien que ça à cause qu’on n’a pas de secrets d’habitude et je voulais pas que ça gâche notre week-end en amoureux. Alors entre deux coups de rame, je lui ai tout raconté. Dans les films américains les maris et les femmes peuvent pas témoigner contre l’autre, ça doit être pareil ici non ? Bref, je lui raconte tout et bien sûr dans un premier temps ça l’a bien énervée. Surtout le coup des instits qui devaient faire la lecture des pages spéciales enfants en classe, tu parles !
Ça me fait penser que je t’ai pas dit le nom du 8-pages qu’ils ont trouvé pendant leur workshop de grosses têtes : « J’aime ma police », le graphiste a dû bien se casser le ciboulot aussi, regarde :
Quand je pense que c’est payé avec nos impôts ces conneries (tu me diras moi aussi d’une certaine façon).
Où j’en étais ? Ah oui, donc Julie pique un bœuf, normal, puis après elle se calme et on discute. Je lui raconte mes stagiaires. Ils sont censés avoir de l’expérience dans l’imprimerie. Ça c’est sûr, ils en ont, tout dépend de ce que tu appelles imprimerie car la vérité c’est que c’est plutôt les préposés aux photocopies à la maison poulaga, pas vraiment des enfants de la balle.
Je lui explique aussi, enfin surtout je vide mon sac, fille et femme de rotos elle le sait déjà, que former des rotos ça demande du temps, c’est un vrai métier quoi, et que cinq semaines même si on m’avait envoyé des gars formés en repro, ça pouvait pas coller. Même si on ne parle pas spécialement de cette mission à la con, ça en dit long ces cols blancs qui s’imaginent qu’on est tellement cons que ce qu’on a mis des mois à l’école et des années sur la bécane à savoir bien faire ça pourrait s’apprendre en trois coups de cuiller à pot. Ça aussi ça m’énerve bien.
En plus, si ça marche bien sur l’Ain leur affaire, ils veulent le faire pour toute la France et pour ça déplacer la bécane à Rennes. J’ai pas été trop con, je leur ai pas dit que leur engin risque pas de sortir je ne sais pas combien de millions d’exemplaires par jour tous les jours, du temps qu’il faudrait à démonter et remonter la machine, sûrement renforcer le sol là où elle va, le temps d’ajustage, la gâche papier, les stocks de bobines…
Quels guignols, dans leurs potes ils ont forcément quelques ours de quotidiens, tu crois qu’ils les auraient mis sur le coup ? Même pas. Non, ils sont tellement dans leur délire qu’ils sont les nouvelles lumières du monde que même du basique comme ça ça leur vient pas à l’idée. Je te jure, un jour une grosse merde genre épidémie va nous tomber sur la gueule et ils mettront une boîte de comm sur le coup et quelques flics énervés pour calmer les infirmières qui crieront au feu.
Où j’en étais ? Putain je suis en train de t’écrire un roman, ma pauvre poule, va donc faire une pause café et reviens lire après.
Alors donc, là, au milieu du lac, Julie me dit :
« Tu te mets la rate au court-bouillon parce que tu peux pas bien faire ton boulot, mais tu es sûr que tu veux que ça marche ? »
Ah la vache, elle m’a cueillie direct dans ma faille là. Je suis resté la rame en l’air et la bouche ouverte. Quarante-trois ans à être fier de son métier, à écouter gémir les machines pour les chouchouter, à caler les plaques au millimètre, à essuyer l’encre sur les rouleaux pendant que ça tourne pour pas faire de gâche papier (et engueuler les jeunots qui le font parce que c’est une connerie en vrai, on a combien de camarades qui ont perdu des doigts ou la main comme ça ?). J’avoue je m’étais pas posé la question comme ça.
« Je serais toi, comme je te connais, je ferais bien mon boulot. Très bien même. Mais alors très très bien. Si bien que tu ne sauterais aucune étape de la formation. Bien sûr, ce qui est bête c’est que tes gars ne sauraient rien faire tout seuls à la fin, mais ça serait pas de ta faute, surtout que tu préviendras la chefferie que ça va coincer. »
Si j’avais pas eu peur qu’on tombe à la baille, je me serais jeté sur elle pour l’embrasser et la faire sauter dans mes bras. Mais bien sûr ! C’est ça que je vais faire ! Et j’ai commencé ce matin. T’as déjà vu des rotos qui ne savent pas chanter le À la, toi ? On a fait ça tout à l’heure avant la pause, une petite chorale à l’atelier.
À ta santé, mon bichon et des bises à ta femme,
Jojoff
1 Commentaire de Sacrip'Anne -
J’aime que Joseph partage un peu de ce métier mystérieux et si chouette avec nous, merci !
2 Commentaire de Jojoff -
Ce commentaire me fait vraiment très plaisir Sacrip’Anne car c’est tout à fait le but recherché. Merci !
3 Commentaire de Pep -
Je l’aime beaucoup, ce Jojoff. :-)
En plus, il a bien raison : on a déjà bien assez de la maison poulaga sur le bord des routes pour qu’ils ne viennent pas non plus polluer l’innocence et l’effronterie des minots !
4 Commentaire de TarValanion -
J’aime les gens qui font de la résistance passive-active. Ce Jojo est diabolique !