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Irène-Aimée de Lavernhe

Chambre 20

Le jour du 14 juillet

« Depuis un mois que tu es à l’auberge, tu ne me dis que des généralités, tu ne parles pas des personnes que tu as rencontrées », m’a fait remarquer Hannah. « Quitte à aller t’enfermer dans un trou paumé, est-ce que tu as fait connaissance avec tes compagnons d’infortune ? », m’a demandé Claire-Ad’.

Ouh là, les filles, doucement. Vous avez raison, il faudrait que je profite des vingt jours supplémentaires que j’ai pu obtenir pour faire connaissance avec deux-trois personnes. En même temps, vous me connaissez, vous savez que les autres êtres humains vivants sont pour moi des mystères que je peine à décoder, bien que les âmes en détresse suscitent toujours chez moi une immense sympathie. J’ai dîné il y a trois semaines avec Calliste, sympathique quinquagénaire en plein burn out, qui n’aime pas trop les représentants du milieu auquel j’appartiens. Il y a dix jours, j’ai aperçu à la messe la dame toute frêle qui séjourne à l’auberge. Mais depuis, rien. Je vous ai écoutées, et j’ai profité des festivités du 14 juillet pour essayer de me lier un peu. Ça a été tout simple, j’ai cherché quelqu’un pour me descendre à Pollox pour la kermesse et me remonter après le bal. Ce quelqu’un a été la patronne en personne, Jeanne, dont la fille Adèle mourait d’envie de participer aux festivités. Jeanne a un peu râlé pour le principe quand Adèle lui a demandé de faire l’aller-retour dans la journée pour la kermesse puis dans la soirée pour le bal populaire. Tout ce que je peux dire, c’est que ça m’arrangeait bien. Je ne suis pas remontée à l’auberge entre les deux événements, j’avais envie de profiter de Pollox et des environs.

Dès l’aller en voiture, Adèle, décidemment pas timide pour deux sous, a entamé la causette. Elle avait soit repéré soit entendu parler des cartons avec lesquels j’étais arrivée. « Toi aussi, tu fais des recherches sur ta famille ? » Le « toi aussi » m’a fait tiquer. J’ai répondu prudemment, expliquant que, oui, je faisais des recherches mais que, parfois, en s’intéressant à sa famille, on se rendait compte que, si on ne savait pas tout, il pouvait y avoir des raisons, que les relations familiales pouvaient être compliquées, et que certaines personnes n’aimaient pas en parler. Évidemment, ça n’a fait qu’attiser la curiosité de la demoiselle. J’ai botté en touche. Adèle a alors relancé d’un « il y a une pensionnaire, Malia, qui connaît la famille de Maman, et ça a l’air d’être compliqué ». Le sourire crispé de Jeanne à ce moment précis m’a dissuadée de répondre. Adèle est alors partie sur tout autre chose, à savoir les stands qu’elle espérait voir à la kermesse : le tir à la carabine, le bowling, les auto-tamponneuses – Jeanne a tout de suite mis son veto –, une foire aux vieux bouquins… Je lui ai demandé si la vie à l’auberge n’était pas trop dure, mais Adèle a l’air de bien s’amuser. À son âge, j’aurais râlé d’être obligée de passer l’été dans une auberge un peu isolée. Adèle, elle, a l’air de prendre grand plaisir à la compagnie des adultes. Du coup, devant le bowling sur la place du village, Jeanne, elle et moi avons pris des tickets pour une partie frénétique, brillamment gagnée par la benjamine de la bande. Elle aurait bien voulu rester avec moi avant le bal populaire mais Jeanne tenait à ce que sa fille remonte avec elle. Après avoir fait le tour de toutes les activités, j’ai eu un peu de temps pour me promener sur les chemins autour de Pollox.

Lors du bal, Adèle m’a indiqué Malia, en robe bleue, Natou, en robe rouge, un réalisateur dont j’avais entendu parler avec mépris dans ma famille, Paul Dindon, un client un peu mystérieux sur lequel on ne sait pas grand-chose et qui dansait avec plaisir avec Malia, un client « au nom japonais mais qui n’est pas japonais, fais attention », et une dame qui ressemble beaucoup aux amies de mes parents, sans avoir l’assurance que dégagent les amies en question. Au contraire, on dirait que la vie ne l’a pas épargnée ces derniers temps. Je n’ai osé aller parler à aucun d’entre eux, me contentant de danser toute seule, sauf quand je me suis laissée entraîner par Adèle dans une farandole.

La gamine a tenté de profiter de la fatigue de sa mère sur le chemin du retour pour lui demander si elle pouvait adopter les phasmes de Malia, qui s’en va bientôt. Mauvaise tactique, Jeanne a dit non. Elle s’est tournée vers moi. « Est-ce que tu as des albums photos dans tes cartons ? J’aime beaucoup l’histoire et j’aimerais voir à quoi ressemblaient les gens autrefois. » J’ai hésité trente secondes. Cela ne m’engageait à rien, je n’étais pas obligée de lui raconter l’histoire familiale, je pouvais simplement lui dire que je ne savais pas encore qui étaient ces gens – ce qui était vrai. J’ai accepté.

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