Étrange journée que celle de mardi… Une remontée de divers souvenirs m’a rendu morose toute la journée… Je suis probablement moins avancé que je ne le pensais sur le chemin du deuxième pilier de l’ikigaï, se libérer soi-même… Afin de me changer un peu les idées, je me suis finalement rendu au bal musette, mais cela a eu l’effet inverse : de voir tous ces gens danser sans penser à demain, je me suis rappelé les soirées de bal avec Charlotte.
Ann-Kathrin von Aalders (j’ai eu le courage de lui redemander son nom durant la soirée, et j’en ai pris bonne note cette fois-ci) est venue s’installer à ma table, probablement par politesse suite à notre moment partagé lors de la descente aux flambeaux la veille, mais vu mon état je lui ai réservé un accueil assez distant. Toutefois, elle devait avoir besoin d’une oreille à ce moment-là, car elle me fit plein de confidences sur son passé. Rétrospectivement, j’en suis touché ! Et encore plus par le fait qu’elle a eu le courage d’escalader la montagne de glace que représentait mon attitude du jour.
En descendant au restaurant ce soir (toujours claudiquant, ma cheville se remet moins vite que je ne l’espérais), je vis Ann-Kathrin s’installer à une table. Et cette fois-ci c’est moi qui l’abordais :
— Bonsoir Ann-Kathrin. Accepteriez-vous que je me joigne à vous pour ce repas ?
— Je vous en prie Akikazi.
— Je tiens vraiment à vous remercier pour la confiance que vous m’avez témoigné mardi soir. Je suis très touché que vous ayez pu vous confier ainsi à moi, alors que nous nous connaissons à peine. Je tiens également à m’excuser de l’accueil que je vous ai réservé. Je n’étais pas très en forme ce mardi.
— Je n’accepte pas vos excuses, car elles ne sont pas justifiées. Vous ne devriez jamais vous excuser de ne pas être en forme. Croyez-moi, je l’ai subi pendant des années dans la haute société autrichienne, et je me rends compte que c’était une forme de torture dont je suis contente d’être débarrassée. Et ne serait-ce pas une des bases de l’ikigaï, s’accepter soi-même ?
Éclat de rire de ma part à la mention de l’ikigaï dans la bouche d’Ann-Kathrin, et elle se joint de bon cœur à mon rire. C’est sur ces entrefaites qu’arriva Lisa, la serveuse, et nous avons commandé nos repas : petites bouchées de poulet à la reine, et polenta aux feuilles de blettes et carottes pour moi, soupe froide aux légumes, et poêlée aux céréales et aux légumes pour Ann-Kathrin. Et un peu de rouge pour accompagner dignement tout cela.
— Je disais donc que, pour diverses raisons, je n’étais pas très bien ce jour-là, et vos confidences ont fortement résonné en moi.
— Comment cela ?
— Voyez-vous, ce mardi 14 juillet marquait exactement les vingt ans de ma première rencontre avec la jeune fille qui allait devenir ma femme, Charlotte, et qui est devenue mon ex depuis quelques mois.
— Oh ! Le parallèle avec ma vie est frappant…
— Oui. Et en plus, vous avez la même couleur et texture de cheveux qu’elle. C’est aussi pour tout cela que j’ai été très touché par vos confidences et que je suis resté un peu coi durant notre discussion.
Lisa vient débarrasser les assiettes de l’entrée. Les bouchées de la reine étaient absolument délicieuses !
Je sentais l’anxiété monter en moi, face à ce que mon cerveau avait envie que je raconte. Je tenais plus fermement mes couverts pour éviter que mes mains se mettent à trembler. Malgré tout, la clarté de mes pensées me fit aller de l’avant.
— Dans ma relation avec Charlotte, elle aussi collectionnait les amants, mais de manière nettement moins ostentatoire que votre ex-mari, et avec mon accord. J’ai toujours pensé que je n’ai pas le droit d’exiger l’exclusivité du corps de mes compagnes, et que ce qui me liait avec elle était plus fort qu’une simple histoire de sexe… Mal m’en a pris au final, puisqu’elle a fini par me quitter pour s’engager dans une relation exclusive avec un de ses amants jaloux.
— J’en suis désolé pour vous, Akikazi.
— Vous allez peut-être me trouver un peu trop impertinent. N’hésitez pas à ne pas répondre si la question vous ennuie ou vous gêne, nous changerons alors de sujet de discussion et passerons à des choses plus légères. Durant toutes les années où votre mari vous a trompé ouvertement et, je crois me souvenir que le verbe que vous avez utilisé était « ridiculisée ». N’avez-vous jamais pensé à lui rendre la monnaie de sa pièce ? Avoir de votre côté des aventures sans lendemain, voire des amants ou des amantes ?
Elle marqua un léger geste de recul, puis un sourire est venu relever le coin de sa bouche et le sang fit virer ses joues au rouge.
— Oui, j’y ai pensé quelques fois. Il y a notamment eu un hiver à Kitzbühel où j’ai croisé dans quelques soirées un très bel homme, charmant, et avec une conversation fort amusante et intéressante. J’ai ressenti face à lui mon sang irriguer certaines parties de mon corps que mon mari ignorait et dédaignait depuis trop longtemps. Je me souviens particulièrement d’une pièce de théâtre où il était assis à côté de moi, je ressentais la chaleur de son corps si près du mien… Mais tout cela n’est resté qu’au niveau du fantasme. La pression de la société et mon éducation ne me permettaient pas de passer à l’acte.
Nouvelle pause de sa part. Ann-Kathrin, perdue dans ses pensées pendant quelques instants, un sourire heureux sur les lèvres…. Soudain, elle s’est reprise, a pris un morceau de pain pour se donner une contenance, et m’a demandé :
— Et vous Akikazi, avec toutes les femmes esseulées que vous croisez dans votre travail, vous avez dû avoir des aventures au même titre que Charlotte, non ?
— Eh bien non, en fait. Comme vous le sous-entendez, mon travail m’a permis de rencontrer beaucoup de femmes esseulées, ou que leur mari délaissait, et certaines même qui me firent des avances plus ou moins appuyées et explicites. Toutefois, il ne s’est jamais rien passé… Pour vous, c’est votre éducation qui vous a retenu, pour moi, c’était mon éthique professionnelle.
Lisa s’approcha et nous demanda si nous souhaitions des desserts. Tarte pêche-abricot pour Ann-Kathrin, fondant au chocolat (mon point faible… s’il y a un fondant ou un moelleux au chocolat à la carte d’un restaurant, je me dois de l’essayer) pour moi.
— Pardonnez-moi de changer de sujet, mais de quel côté donne votre chambre ?
— J’ai la chambre 1, avec vue sur le lac.
— Oh, vue sur le lac, vous en avez de la chance ! Je rêvais d’avoir une chambre donnant de ce côté, afin de pouvoir passer des heures sur le balcon avec un bon livre, et profiter des jeux de lumières changeantes sur le lac. Toutefois, un événement récent m’a fait réaliser que la vue sur la forêt pouvait aussi avoir ses bons côtés.
— C’est vrai que cette lumière est particulièrement belle, surtout avec la clarté des eaux du lac. Mais, « ses bons côtés » ? Comment cela ? Vous m’intriguez…
— Figurez-vous que chaque nuit, vers une ou deux heures du matin, le veilleur de nuit sort fumer une cigarette sur le perron du côté de l’entrée. Et il en profite pour déposer à chaque fois un peu de nourriture à l’orée de la forêt… nourriture assez rapidement consommée par une renarde et ses quatre renardeaux. Il y a comme un côté magique à les voir ensuite jouer innocemment dans la lumière de la lune.
— Votre description a l’air merveilleuse. J’ai très envie de voir cela.
1 Commentaire de Sacrip'Anne -
Etrange mais chouette rencontre que ces personnages un peu en quête d’eux-mêmes.
2 Commentaire de Pep -
Influençable et porté sur ces “machins” comme je suis, je vais bien finir par aller gratter un peu plus ces histoires d’ikigaï.
Pas certain de vouloir remercier les auteurs pour ça, tiens ! :-p
3 Commentaire de TarValanion -
Oh, je sens une baleine sous gravillon, là. J’en vois deux qui pourraient profiter de l’instant présent, pas plus tard qu’après le dessert.