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Gaston Gumowski

chauffeur-livreur

Apprentis animaux sociaux

Ça doit bien faire une décennie que je ne m’étais pas mis en tête d’organiser un repas collectif. J’en avais oublié la plaie pour les invitations. Le ravitaillement, ça ira. La partie logistique, ça roule. Surtout avec le job du moment. Mais la communication, ce n’est définitivement plus trop mon fort. J’ai tout de même réussi à capter Jeanne, au bal, mardi soir. Ça l’a un peu prise au dépourvu, sur le coup. Je l’ai bien vu. Et ça se comprend. Surtout avec Henri et Lucien sur la liste des invités. Ce n’est donc pas encore un oui, mais je le sens bien. Et puis, on ne me la fera pas : Adèle n’est pas Adèle pour rien. Je suis curieux de voir Jeanne tomber le masque de la jeune femme responsable, tout en retenue et modération, bien lisse, que nous lui connaissons jusqu’à maintenant. En plus, hormis les vieux boucs du personnel, elle sera pile poil dans la génération du plus gros de la clique. Les filles devraient parvenir à la dérider un peu, c’est certain. Et je serai surpris que Marco ne tente pas sa chance…

Parlant de Marco, il viendra donc seul. Il m’a annoncé ça par SMS ce matin. Il a envoyé son frangin et le cousin du côté de Deauville pour évaluer un chantier de restauration d’une Bugatti Type 30. Surprenant d’ailleurs qu’il ne soit pas du voyage. Ça doit cacher quelque chose, ce n’est pas possible autrement. En temps normal, il aurait sauté dans le premier véhicule à sa portée pour aller se rendre compte par lui-même. Je compte bien le cuisiner un peu, tiens. Toujours dans la série facile des SMS, le gars Henri. Bon, celui-là, je ne l’ai jamais aussi peu croisé que depuis que nous travaillons ensemble. C’en est presque comique. Il m’aura fallu 2 SMS avant que Môssieur daigne répondre. Je soupçonne que le second a attiré son attention sur le précédent qui est peut-être tombé au moment d’une sieste. Forcément, il n’a pas pu s’empêcher de me faire le coup de la question bête Y’aura de quoi boire et manger ? Bien sûr, banane ! Et il y aura ma frangine, aussi. Et pas que. Sauf que je me suis abstenu de mentionner la possible présence de Jeanne.

Me restait donc plus que Lucien. Et Anna. Et là, je pouvais oublier les SMS : je n’avais pas leurs numéros de mobiles. J’ai perdu le réflexe de demander un numéro de téléphone ou une adresse e-mail. Bien souvent, soit on me file l’information sans que je la demande, soit ça finit par s’échanger sur le tard, souvent par hasard ou parce que le besoin est tout simplement là, utile ou nécessaire. Avouons que ç’aurait été présentement utile. Surtout pour Anna. L’approcher à l’auberge ne sera pas particulièrement discret et je serai empoté, je le sais. Je voudrais bien l’attendre quelque part dans un bois, quelque chose me dit qu’on finirait forcément par se trouver. Mais pas certain que nous serions bien dans les temps pour le dîner de vendredi soir. C’est que ça ne manque pas de forêts, dans le quartier. Putain, je suis nul. J’ai donc commencé par Lucien. Lui, je sais parfaitement quand et où le trouver. Et ça collait parfaitement à mon envie de balade nocturne. Charlie et Léo s’étaient affalées sur le canapé du grand salon après avoir démarré le vidéoprojecteur et descendu l’écran. Soirée Netflix, bières et pop-corn pour ces dames. Plus tellement mon trip, comme programme.

J’ai donc mis mes petites affaires dans la besace, attrapé mon blouson suspendu à la patère du vestibule et à moi l’air du soir. Bonne nuit, les gamines. Et soyez sages !


Comme il était encore tôt, j’ai opté pour la version longue de la promenade. Même si, en cela, une bonne partie s’effectuerait à découvert, me gardant majoritairement hors des bois. Je taillerai différemment au retour. Plus direct, plus sombre. Ça me fera ma dose. J’ai donc pris par la prairie, puis le petit bois pour atteindre Village Haut, traversé la route pour rejoindre la prairie de l’autre côté et attraper le cours de l’Ondine, la petite rivière qui finit une partie de sa course dans le lac de l’auberge. Par endroits, elle tient plus du simple ruisseau que d’une vraie rivière, d’ailleurs. Nuit douce plus que fraîche. Quelques nuages que je devinais, mais le ciel était tout de même bien dégagé, étoilé, avec une jolie lune. J’avançais d’un pas nonchalant. Dans les herbes hautes et les fleurs sauvages d’abord. Sur le tapis vert un peu spongieux, un peu moussu et parfois jonché de roseaux, sur quelques passages caillouteux, aussi, en longeant l’eau. Arrivant au lac, comme en manque d’arbres, j’ai préféré bifurquer par la petite plage. J’ai fait un petit crochet vers le sous-bois, juste histoire de m’assurer que le copain Henri ne s’était pas oublié dans son hamac par ces heures indues. Non. Il devait donc roupiller bien au chaud. J’ai repris en direction de la berge, passé vers le hangar à bateaux, désert lui aussi. Le bar clandestin de Léandre n’a pas pris, il faut dire. De toute façon, il aurait été trop tard et la fermeture passée. J’ai continué sur la rive jusqu’au pied de l’auberge. Personne en vue sous la véranda. Direction le parking, l’entrée principale. C’est alors que je l’ai aperçue. Ma surprise se limita à ne pas être surpris de la trouver là. En cet instant. Drôle de sentiment. Tapie dans un buisson, agenouillée, des reflets de lune dessinant des flammes dans sa chevelure rousse. Anna.

J’étais encore à quelques mètres d’elle, à me demander comment l’aborder sans risquer de l’effrayer, qu’elle se retourna en souriant. Comment était-ce possible ? On aurait cru qu’elle m’avait senti venir de loin. Elle me fit tout de suite un « chut » de son index sur ses lèvres. Puis un petit signe de la main m’indiquant de m’approcher prestement mais furtivement. Niveau sonore : le chuchotement.

— Hey ! Bonsoir, Anna.
— Regarde…

De son museau mutin, elle me pointa l’ami Lucien.

— C’est le moment privilégié du veilleur de nuit avec les renards.
— Avec son renard, tu veux dire. Il m’en a un peu parlé, oui.
— Non. Regarde bien. Sers-toi vraiment de tes yeux.
— Rhô ! La vache !
— Moins fort ! Et tu as peut-être bien raison, finalement : tu n’es pas très physionomiste comme garçon.

Quelque chose dans son léger sourire taquin. Je ne sais quoi. Je ne sais toujours pas. Saurai-je seulement un jour ? Ou une nuit ?

Et mon Lulu qui était à proximité directe de toute une marmaille rouquine qui glapissait doucement de plaisir. Sous l’œil attentif d’un parent. Père ? Mère ? Aucune idée, pour ma part. Anna et moi sommes restés un moment ainsi, accroupis, agenouillés dans ce buisson, silencieux, l’un contre l’autre, nous remplissant les mirettes de ce spectacle rare et improbable. Puis, sur un appel de l’adulte, ils se sont tous rejoints et sont partis tranquillement vers les buissons opposés, en direction des bois, ou de la ferme des Adrets.

— Viens, Anna. Je vais te présenter à notre charmeur de goupils.

Et sans savoir ni comment ni pourquoi, je l’ai prise par la main. Sans trop y penser sur le moment, sans vraiment m’en rendre compte. Jusqu’à croiser le regard surpris et intrigué de Lulu qui nous fit face à l’instant même où nous surgissions de notre buisson. Je l’ai regardée en lâchant lentement sa main, penaud. Elle me sourit à nouveau, amusée, cette fois.

— Salut, Lulu ! Tu m’avais caché que tu étais soutien de famille, en fait !
— Ahaha. Pas certain de qui soutient qui, tu sais… Bonsoir, Mademoiselle Fox.
— Anna. Vous pouvez m’appeler Anna, le Mademoiselle est râpeux à l’oreille.
— D’accord, Anna. Mais seulement si vous m’appelez Lulu.
— Deal. ;-)
— Ah ben voilà, les présentations sont faites et ça m’arrange bien de vous avoir tous les deux au même moment. J’organise un petit dîner entre amis, vendredi soir et… Je voulais savoir si l’un et l’autre voudriez bien être de la partie.

Je l’ai vue se raidir un bref instant. J’ai même cru percevoir de l’angoisse dans ses yeux, comme une panique prête à éclater. Et puis, elle est redevenue Anna. Son léger sourire, ses yeux pétillants. Magnétique.

— Il y aura du saucisson ?
— Euh… Oui. Il y aura du saucisson.
— Alors, d’accord.

Je n’ai pas la moindre idée de la tête que je pouvais faire à ce moment-là. Toujours est-il que Lulu semblait se marrer sous cape. Et que j’ai été sauvé par un gong exceptionnel : surgissant d’un buisson en sautillant, un renardeau nous contourna pour venir mordiller et tirer le bas du jean d’Anna. Qu’il lâcha brièvement pour glapir et le reprendre à nouveau, toujours en le tirant par petits à-coups.

— Messieurs, je crois que je suis invitée à une promenade qui ne se refuse pas.

Lulu et moi étions pantois. Anna nous fit un clin d’œil et nous lâcha un À très bientôt, alors ! Puis elle partit. En courant. Vive et légère. Guidée par ce renardeau qui l’avait choisie et était venu la chercher. Cette nuit-là, ce sont six renards que Lulu et moi, médusés, regardions disparaître dans l’obscurité, en direction des bois.

— Wow. Cette petite Anna est… spéciale.
— À qui le dis-tu, Lulu…
— Dis donc, Gaston. Sans vouloir être indiscret… Il y a quelque chose entre vous ?
— Hein ? Non ! Enfin… Si. Peut-être. Je n’ai juste pas la moindre idée de quoi.
— Je n’insisterai pas, va. Au fait, ça me tente, l’invitation. Mais ça risque d’être compliqué, vu mon emploi du temps, tu sais.
— « Casse pas la tête ! », comme dirait Henri. J’ai déjà préparé le terrain auprès de Jeanne. Elle envisage de te laisser filer, en confiant le début de la permanence à Janette. D’ailleurs, je l’ai invitée aussi…
— Janette ?
— Non. Dame Jeanne. ;-)
— Déconne ?
— Yup. Mais elle n’a pas encore dit oui.
— Ça risque pas de faire un peu bizarre, non ?
— Nope. Je pense plutôt que ça pourrait être sympa et marrant.
— OK. Bon… Je te paie un coup d’un pousse digne de nous remettre du spectacle de ce soir ?
— Merci, mon Lulu. Mais je vais décliner pour ce soir. Je vais me contenter de mon étrange ivresse du moment…

Il n’a pas réussi à planquer son petit sourire en coin, le Lulu. Sur ce, il me colla une bonne tape dans le dos.

— Alors, ne m’en veux pas, fils, mais je m’en vais retrouver mon trône et la chaleur douillette de l’accueil. Ça commence un peu à meuler, tout de même. Rentre bien.
— Merci. Courage pour ta fin de service.

Mes yeux fouillaient les ombres et la nuit.
Où pouvait-elle bien être, maintenant ?

J’espère qu’elle me racontera.

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