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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Une invitation

« Tu ne vas quand même pas me refuser tous les plaisirs de la vie ? »

Et elle n’a encore que dix ans. L’adolescence promet. Adèle me tanne pour que j’accepte l’invitation de Gaston à dîner chez lui vendredi soir.

J’avoue être très tentée, bien que mon premier réflexe serait de refuser. S’il ne travaillait pas à l’auberge et n’avait également invité Lucien et Henri, j’aurais accepté sans hésitation. Nous avons eu très peu d’occasions de nous parler mais ce que j’en perçois me le rend sympathique. Quelque chose me dit qu’il n’a pas toujours été chauffeur-livreur, voire jamais avant qu’Henri ne l’embauche, mais il fait bien le job et il est très fiable, ça me suffit. Bien évidemment, Adèle le suit partout dès qu’il est dans les parages, si elle n’est pas déjà avec Henri, son autre grand crush. Elle était désespérée d’avoir raté la partie de pêche de l’autre jour mais ils ont dû être bien contents de prendre des vacances de mon petit moulin à paroles à deux pattes.

Visiblement l’engouement d’Adèle pour Gaston est réciproque. Hier soir il regardait avec tendresse Adèle tournoyer dans une farandole où elle avait entraîné la cliente que nous avions emmenée en voiture, Mlle Lavernhe. La pauvre n’avait pas osé refuser et la joie contagieuse de ma gamine avait fini par la gagner.

« Un sacré numéro, cette gamine, vous êtes sûre qu’elle ne s’appelle pas Zazie en réalité ? Ça lui irait comme un gant et puis ça collerait bien avec votre nom. Vos parents étaient admirateurs de Raymond ou c’est un hasard ? », me demanda-t-il.

Oh, un lecteur de Queneau ! C’était le premier m’en faire la remarque depuis notre arrivée dans le Jura.

« Non seulement ça n’est pas un hasard, mais… mon frère s’appelle Gabriel », lui répondis-je avec un clin d’œil. Gaston éclata de rire : « Digne famille ! »

« Je vous présente la mienne », ajouta-t-il alors qu’Adèle revenait tout essoufflée, deux jeunes femmes radieuses à sa suite. C’était sa sœur et la compagne de celle-ci. Charlie et … flûte, j’ai oublié son nom. Je demanderai à Adèle, qui a bien meilleure mémoire que moi. C’est alors qu’il nous a conviées Adèle et moi à dîner vendredi en m’expliquant qu’elles seraient là et qu’il inviterait aussi Lucien, Henri et une cliente avec laquelle il a sympathisé, Anna Fox.

J’avais remarqué en effet qu’il s’entendait particulièrement bien avec deux clientes : la jeune femme qui se faisait appeler par un autre nom que celui de sa réservation (June East, j’ai mis un bon moment à réaliser que c’était un jeu de mots avec Mae West) et la femme qui court la forêt toute la sainte journée et se perd des heures entières en contemplation de la faune et de la flore, Anna Fox.

J’ai déjà dit que j’étais très tentée ? Gabriel ne cesse de me répéter que le cloisonnement ça va bien dans les grandes villes mais qu’ici il faut que j’accepte qu’il y ait fatalement des recouvrements pro/perso sous peine de ne pas avoir de vie sociale du tout.

Je commence à me dire qu’il n’a peut-être pas tout à fait tort… Je n’ai que deux amis ici, Madeline et Victor, qui m’ont logée l’été dernier pendant qu’Adèle était chez son père, le temps que je nous trouve un appartement pour la durée des travaux.

Ils tiennent le café-bar des Sapins à Pollox avec les deux chambres d’hôtes attenantes. Ils se sont montrés tellement chaleureux que c’est en grande partie à cause d’eux que je refuse obstinément à Denis Carolo d’ouvrir un bar à l’auberge. Outre que du moment que j’ai assez pour payer les salaires, dont le mien, je ne cherche pas à faire le maximum de profit, je vois dans mes clients les plus assoiffés une clientèle potentielle pour Les Sapins. Une façon de les remercier de leur accueil.

Donc. Donc je vais accepter on dirait bien. Et puis j’ai trop envie de faire mieux connaissance avec Léo et Charlie (ça y est, je me suis souvenue !) avec lesquelles j’ai senti un courant de sympathie immédiate. Je suis également très curieuse de voir Henri hors contexte professionnel. Je le soupçonne de surjouer le gars du terroir un peu simplet, pour avoir la paix, mais d’en planquer un bon bout sous la caboche ; l’amitié que lui porte Gaston me semble d’ailleurs un bon indice à cet égard. Pour Lucien, je dois pouvoir m’arranger avec Janette pour qu’elle reste après le service du soir jusqu’à ce qu’il rentre. Lui aussi me semble de la race des oignons aux multiples pelures…

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