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Malia Walander

Chambre 14

Elle en ignorait la symbolique populaire : L'argent ne reste pas

Comme à son habitude, Malia n’avait pas voulu se compliquer la vie, et, au moment de se préparer pour aller au bal, elle avait pris dans ses affaires une robe bleue en wax qu’on ne lui avait jamais vu. Les motifs en étaient des hirondelles. Elle en ignorait la symbolique populaire : L’argent ne reste pas. Et Malia avait chaussé, autre fait inédit dans le Jura, des tennis Palladium blancs. Pour le reste, elle avait ajouté quelques épingles à son chignon mou… et, bien sûr, un bouton de freesia. Ainsi avait-elle rejoint le monde qui s’affairait pour le départ vers le village, l’air de rien, et pourtant consciente d’avoir surpris par son apparence les deux-trois personnes qui la connaissaient un peu.

Paul Dindon invita Malia à monter dans sa voiture. C’était un vieux tank comme on n’en voyait plus. Dindon était un homme affable, prévenant et Malia se sentit en confiance car sa conduite était tranquille. Ils parlèrent un peu du bal à venir et de la danse en général. Malia exprima son plaisir à danser. Elle précisa qu’elle dansait très souvent à Paris. Comme s’il ne l’avait pas entendue, Paul demanda si elle avait l’habitude de sortir, et où. Elle s’amusait dans un bar qui faisait guinguette, niché à deux pas du passage Atget, dans la Butte aux cailles. Il assura en avoir entendu parler par une amie et elle le crut. Il lui demanda si elle vivait dans ce quartier. Elle lui parla de sa rue, près du métro Plaisance. Il connaissait bien le quartier, et ensemble, ils réalisèrent qu’ils avaient fréquenté la même boulangerie de la rue Daguerre, mais pas à la même époque. Le téléphone de Dindon retentit. Tout en conduisant, il voulut le saisir, mais l’appareil lui glissa de la main, comme une savonnette Lux, pour atterrir entre les Palladium de Malia. Gêné, Paul Dindon, tout en conduisant, s’entêta à récupérer son portable. Au bout du fil, on entendait une voix assez aigüe répéter : « Allo ? Allo ? Allo ? ». Malia pensa à la bonne blague de son enfance : « À l’huile ! », mais son amusement fut écourté par le coup de volant un peu raide du conducteur qui fit une embardée. Aidé de Malia, Paul Dindon réussit à maîtriser son tank sans avoir créé de dommage. Le fer-à-cheval suspendu au rétroviseur jouait les pendules fous. Paul resta un peu figé, les poings serrés sur le volant. C’est alors que Malia eut comme une réminiscence, certaine d’avoir déjà croisé cet homme. Elle l’avait connu autrefois… Elle tendit le portable à Paul Dindon. On avait coupé. Il la remercia et la route reprit sans qu’ils n’ échangent plus rien de notable. L’autoradio grésillait : « C’est d’quel côté la Seine… ».
Ainsi se quittèrent-ils devant l’entrée du chapiteau où les flonflons du bal gonflaient comme blancs en neige.

L’orchestre jouait un paso doble et Malia fut invitée par un inconnu (les bons danseurs se reconnaissent toujours très rapidement). Celui-ci était très mince et sans être grand, donnait le change à sa partenaire qui s’accordait assez bien à son pas. Ils enchaînèrent trois danses avant de se séparer en se saluant. Malia gagna la buvette, les joues rosies. Là, elle demanda un diabolo menthe. Elle observait l’orchestre et ses cuivres. Le joueur d’accordéon. La batteuse. La chanteuse et son alter ego, un beau moustachu à la tête de forçat.
Paul Dindon se tenait non loin d’elle, un peu de travers le long du zinc. Malia approcha :

- Vous allez bien, Paul ?

- Hem… Oui, pas de souci. Et vous ? Vous vous amusez bien, semble-t-il…

- Vraiment, oui… Comme je vous disais, j’adore danser. Aimez-vous le mambo ?

- Oui, j’aime bien… Joe le taxi, c’est un mambo. Vous le saviez ?

- Justement, ils en jouent un. Venez, Joe-Paulo, mon taxi. Pour nous, le boléro se mue en mambo… J’adore ! C’est Besame mucho… Suivez-moi, Paul Dindon, accordez-moi cette danse.

Sur la piste, ils étaient peu nombreux à connaître les pas, et bien des couples interprétaient la danse avec fantaisie, pour ne pas dire de manière grotesque. Malia était souple et Paul Dindon suivait fidèlement la chorégraphie. Quoique peu assortis, ces deux-là exécutaient proprement leur mambo. Et quand leurs regards se croisèrent, Malia fut à nouveau tout à fait certaine d’avoir connu Paul ailleurs. Dindon, lui, se raidit d’un coup, sans plus pouvoir taire la douleur qui déchirait sa cheville. Malia le vit grimacer, ce qui lui fit de la peine. Ses bras, qui ondulaient avec grâce dans un déhanché typique, retombèrent. Elle prit sous son aile son partenaire, le rapatriant vers la buvette.

- Ça va pas fort, vous…

- Non, non, ne vous en faites pas. C’est juste ma cheville qui…

- Ah ? Faites voir.

- Oh, mais vous avez la cheville enflée. Il faudrait faire un cataplasme !

- Non, non. Ce n’est rien. Rien de grave.

- Bien sûr, rien de grave, mais tout de même…

Malia fut directement accostée par une brune qui l’entraîna dans une valse. Les deux femmes étaient magnifiques de maturité. Homme ou femme… Malia se fichait bien du sexe de ses partenaires, ce qu’elle appréciait, c’était le vertige, c’était l’ivresse. L’oubli, je suppose. Quand la valse ralentit, elle remarqua l’absence de Paul Dindon à la buvette. Sans doute allait-il mieux.

La nuit passa ainsi et Malia rentra à Pollox à pied au petit jour, goûtant la liberté totale dont elle jouissait. Désormais, elle vivrait comme ça. Avec de l’argent de côté, et du temps à perdre dans la contemplation des éléments. C’était apaisé et clair.

Près du lac, elle laissa ses affaires et se baigna longuement. Un souvenir piqueté de rouille, incertain et pourtant insistant revenait sans cesse.
Paul Dindon, autrefois, serveur rue Daguerre ?
Paul Dindon, autrefois, vendeur de chips au ciné Olympic ?
Paul Dindon, autrefois, vendeur de confettis rue d’Alésia ?
Paul Dindon, autrefois, marionnettiste au Guignol du Luxembourg ?
Paul Dindon, autrefois, gardien de balançoires au Luxembourg ?
Paul Dindon, autrefois, marchand de couleurs rue de Tolbiac ?
Paul Dindon, autrefois, vendeur d’oiseaux exotiques, quai de la Mégisserie ?
Paul Dindon, autrefois, vendeur de billets de tombola gagnants à Croulebarbe ?
Paul Dindon, autrefois…

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